Livres : Gwerz Denez, par Denez aux éditions Ouest-France (fin).

Réalités profondes et réalité visible.
Comment concilier l’exigence d’avoir connu l’événement rapporté avec l’intervention de fées, de korrigans ou de lavandières de nuit aux figures spectrales, pour ne citer que ces êtres ? L’Ankou père de l’Anken (l’angoisse) et de l’Ankoun (l’oubli), personnage qui nous arrive de la nuit des temps et qui a déjà un équivalent chez les Grecs, l’Ananké (lequel est une personnification du destin, de la fatalité), peut servir d’intermédiaire entre ces deux mondes que l’époque moderne a séparés : celui de la réalité visible et celui des émotions. À cheval sur les deux, il survit tandis que les êtres spirituels sont considérés comme purs fruits de l’imagination, donc sans existence (ce qui est paradoxal à une époque où l’on assiste à un renouveau du culte des anges). C’est que la réalité ne se borne pas à l’observable et au mesurable. On le constate d’ailleurs avec la médecine chinoise ou l’homéopathie, de même qu’à travers les études qui tendent à montrer l’existence de raisonnements dans le règne animal et de communication dans le végétal. Nos ancêtres avaient donc une perception plus fine que nous de la globalité du monde. Ainsi, que l’on parle de korrigans, de fées ou de dragon, de saints ou d’anges dont on ressent la présence ou avec lesquels on communique, on relate bien un événement qui existe pour celui ou celle dont la sensibilité est assez développée. La cohabitation dans les mêmes textes des anges et des korrigans montre combien l’on se situe à la croisée du paganisme et du christianisme (on trouve le même mélange dans bien des églises : le Mont-Saint-Michel était déjà un sanctuaire avant d’être christianisé et le labyrinthe de la cathédrale de Chartres est inspiré de la mythologie grecque). Ce voisinage n’est pas que formel, il concerne aussi le fond des récits. Ainsi, fait remarquer Denez, dans une gwerz, le mal est toujours puni, mais cela peut prendre la forme de la vengeance. Inversement, dans ces chants bardiques existe la notion de rédemption, même pour celui ou celle qui a commis tous les crimes. Le mélange est tellement intime dans la culture celte que « bellec », qui signifie « curé » en breton, vient du mot « Belem » qui désignait le dieu du soleil…
Dans ses gwerz, Denez reprend les archétypes du genre, au nombre desquels il y a les descriptions très visuelles, le fait qu’un des personnages soit souvent assis au seuil d’une porte (en général pour annoncer une catastrophe), la présence de cloches (avec différentes sortes de glas, dont un joyeux)… Il existe encore la gwerz « à dialogue », comme celle qu’il a intitulée « L’Enfant naufragé », et qui possède même une dimension de mise en abyme. Fréquemment, il y est question de miracles (ici entendus au sens commun de prodige merveilleux plus que de signe, ce dernier sens étant celui des Évangiles) venant contrebalancer le tragique de la situation.
Mais cela ne les empêche pas d’être contemporaines. Il puise alors son inspiration dans les faits divers dont il a connaissance – un coup de grisou dans le Nord de la France, le massacre des Tutsis – et les fait voisiner avec la relation d’événements anciens – par exemple Montségur – tant il est vrai que « les gwerz, c’est beau, mais surtout, c’est vrai ! ». On n’est pas forcé d’apprécier le style, mais il y a là une vidéo qui explique bien ce qu’est une gwerz à partir de l’exemple concret d’une gwerz connue : « Loeiz har Ravallec », qui relate le meurtre d’un jeune homme par deux de ses meilleurs amis. Elle est tellement fidèle que certains chanteurs, qui n’avaient pas vécu l’événement, pleuraient quand même en l’interprétant.
On l’a dit, ce livre, cette sélection de gwerz et de leur traduction en français, est l’œuvre d’une vie. Chacune de celles publiées a en fait plusieurs versions qui sont restées chez Denez. Continuera-t-il à en écrire ? Il ne sait pas. Pour le moment, il a repris le dessin.
Pierre FRANÇOIS
« Gwerz Denez », de Denez, aux éditions Ouest-France. 816 pages. 15,5 x 23 cm. 25 €. ISBN : 978-2-7373-8931-3. Dépôt légal : octobre 2023. editions.ouest-france.fr

Photo : Alexandre Koze.

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