Théâtre : deux « Bérénice » et autant de mises en scène remarquables.

Deux « Bérénice ».

Qui ne connaît ce chef-d’œuvre de Racine (tandis que le « Tite et Bérénice » de Corneille ne dépassa pas trois représentations), une des pièces les plus jouées de cet auteur, après « Phèdre », « Andromaque » et « Britannicus » ?

Elle avait de quoi plaire à Louis XIV qui, pour des raisons politiques, dut renoncer à Marie Mancini et se marier à l’infante d’Espagne. La première a lieu le 21 novembre 1670 à l’hôtel de Bourgogne.

C’est ici que se pose la question si souvent éludée de la façon dont il convient de jouer ces classiques qui usent non seulement d’une langue écrite, mais aussi orale, d’un autre temps.

On est tenté de relever que Molière ne faisait pas jouer ses comédiens habillés à l’antique, mais l’argument ne porte pas dans la mesure où il écrit des pièces de théâtre contemporaines (pour l’époque) tandis que Racine et Corneille vêtent leurs personnages certes à la façon antique, mais imaginée selon les idées du XVIIe siècle. Il n’y a donc aucun argument historique qui permette de choisir entre une diction et une mise en scène fidèles à l’époque (ce qui pose d’ailleurs des questions de sécurité, l’éclairage étant alors à la bougie ; et de rendu des couleurs dû à la dominante rouge-orangée de la flamme qui conduisait les acteurs à se passer le visage au blanc).

Ainsi peut-on voir de façon tout aussi légitime une pièce du répertoire dans notre langue et accentuation contemporaines ou dans celle de l’époque. C’est ce qui se passe en ce moment avec « Bérénice ». Et le fait que les deux soient remarquablement jouées permet de faire une comparaison sans que le talent supérieur d’une interprétation par rapport à l’autre vienne fausser l’appréciation.

D’un côté(1), on trouve la troupe de l’Oghmac, qui a joué il y a quelques mois au château d’Ecouen puis à la Bibliothèque nationale de France « Cléopâtre captive » de Jodelle dont la première le 9 février 1553 fait date : c’est la première tragédie à l’antique, en français, de même que la première utilisation de l’alexandrin (non exclusivement).

Elle tourne actuellement un « Bérénice » qui ne fait de concession à notre siècle que du point de vue de l’éclairage et d’un maquillage un peu moins outré qu’à l’époque. Mais la diction – on prononce toutes les lettres avec un accent qui serait aujourd’hui entendu comme une caricature du parler paysan – est celle du temps, de même que le jeu qui conduit les comédiens à toujours rester face au public pour déclamer, même lorsque deux personnages sont censés s’adresser la parole. Certes, les premières minutes servent à se familiariser avec ce style de langage, mais on s’y habitue vite. Par ailleurs, le metteur en scène a eu la bonne idée de réduire la pièce aux trois personnages principaux. Bonne idée, car elle met encore plus en valeur les tenants et les aboutissants de ces amours impossibles dans une pièce à l’époque critiquée pour sa simplicité, ici rehaussée. Le metteur en scène s’est donc « débarrassé » des confidents pour bien mettre en perspective l’individu face au pouvoir. C’est une des rares fois où les coupes font du bien à une pièce (et ce n’est pas une trahison, car il faut considérer que si les pièces pouvaient durer plusieurs heures et s’égarer dans des rebondissements et intermèdes, c’était tout simplement pour occuper des soirées qui pouvaient sinon paraître longues, faute de radio, de télévision et de nombreux livres ; « Monsieur de Pourceaugnac » en est un des meilleurs exemples). De ce fait, le rythme est sans à-coup et on suit mieux l’intrigue. Le jeu est très bon dans la mesure où les comédiens parviennent à restituer les codes de l’époque (en particulier, une façon de souligner les propos et attitudes psychologiques par une gestuelle particulière) tout en les rendant instinctivement compréhensibles par le spectateur.

De l’autre côté(2), on a cette « Bérénice » mise en scène par Gaëtan Vassart, qu’on ne se lasse pas ici de signaler. Dans un décor d’une sobriété parfaitement contemporaine, une mise en scène graphique concentre l’attention du spectateur vers la diction remarquable – l’alexandrin marqué tout en paraissant naturel – et les émois des personnages. Le jeu fait au passage ressortir les quelques moments d’humour qui émaillent le texte de Racine (« Laisse-moi le temps de respirer ! », par exemple). Il montre bien par ailleurs comment les dilemmes auxquels s’affrontent les personnages les mènent parfois à la limite de la folie.

Il n’y a pas là de querelle des modernes et des anciens à engager, seulement deux interprétations tout aussi magnifiques.

Pierre FRANÇOIS

(1) « Bérénice », de Racine. Texte écrit d’après les trois éditons supervisées par Racine : Claude Barbin (1671), Jean Ribou (1676) et Denis Thierry (1697). Avec Elsa Dupuy, Antoine Charneau, Charles Di Meglio. Le 10 janvier à 20 h 30 au Studio Raspail, 216, boulevard Raspail, 75014 Paris, métro Raspail. Et en mai 2020 à Montignac-Lascaux.

(2)« Bérénice » de Jean Racine. Création de la compagnie La Ronde de nuit. Mise en scène : Gaëtan Vassart. Avec Stéphane Brel, Valérie Dréville, Sabrina Kouroughli, Anthony Paliotti, Maroussia Pourpoint, Gaëtan Vassart. Du 6 au 8 février 2020 à Aix-en-Provence (théâtre du jeu de paume).

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