Logique personnelle.
Un an après son « Tartuffe » interdit, Molière ressert le plat. Avec « Dom Juan ». Ici, le choix, très pertinent, a été de présenter un homme mûr à l'heure du bilan de sa vie. De ce fait beaucoup de perspectives changent : son serviteur ne peut plus être son précepteur, ses entreprises de séduction ne sont plus un jeu de jouvenceau en mal d'expérience mais l'expression d'une quête impossible, toutes ses victimes sont plus jeunes, donc plus vivantes, que lui…
En effet, le « Dom Juan » monté par Anne Coutureau au théâtre de La Tempête « n'est pas Casanova », explique le rôle titre, qui a été choisi d'âge mûr. Le séducteur brillant n'a pas lieu d'être ici, c'est au contraire l'heure du bilan. En l'espace d'une journée – unité de temps oblige – il va falloir apurer les comptes. Il va falloir, car l'intéressé a été prévenu plusieurs fois par tous ceux qui ont de l'affection pour lui (Elvire, Sganarelle, son père) qu'il peut soit tout gagner soit tout perdre, en fonction de sa conduite, mais que c'est tout de suite que cela se décide.
La metteur en scène a choisi de montrer un Dom Juan honnête envers lui-même. Car il a ses valeurs. Certes, il y a cette priorité au principe de plaisir, qui a pour corollaire qu'il prise peu la rencontre avec ses anciennes victimes. Et la franchise brutale dont il est capable, lorsqu'il sent qu'il ne peut faire autrement que de s'expliquer (« je ne suis parti que pour vous fuir »). Mais il faut mettre à son crédit un sens de l'équité qui le porte à sauver la vie de celui qui cherche (sans être plus que cela persuadé de la nécessité de réparer les crimes d'honneur) à prendre la sienne. Et enfin un certain « amour de l'humanité », même s'il est permis de le sentir mâtiné d'une dose de mépris. Car Dom Juan est, et c'est là qu'il est actuel, incapable d'aimer. Sans doute aime-t-il aimer mais la satisfaction de ses désirs répétés ne le mène jamais à une quelconque plénitude.
Les valeurs de la société dans laquelle il vit la lui apporteraient-elles ? Rien n'est moins sûr puisque ce que Molière dénonce ici – en rendant le personnage de Dom Juan si droit dans ses bottes jusqu'ici, contradictoire à lui-même dans l'acte V – est l'hypocrisie de la société. Son « Tartuffe » a été interdit l'année précédente ? Il reprend le thème qu'il y développait, y ajoute une dimension athée beaucoup plus explicite et pare le tout (le fameux acte V, cauchemar des metteur en scène) d'une fin qui fera périr son libertin incroyant et lucide sur ce qui l'attend, histoire d'éviter la censure.
Cette notion de lucidité est quant à elle un véritable fil rouge, que l'on retrouve tout au long de la pièce. Dom Juan est certes un dépravé mais il n'est pas idiot et sait parfaitement comment tout cela va finir. Le désire-t-il dans le mesure où il est incapable de s'attacher à qui que ce soit ? La question reste ouverte.
L'actualisation du thème à travers des personnages qui sont les pendants de ceux de Molière dans notre contexte social est parfaitement réussie, mais fait une victime : Elvire. Son discours est devenu intransposable dans le contexte laïc d'aujourd'hui et on ne peut croire une seconde à son propos. Pourtant, à l'inverse, malgré la permissivité ambiante, on prend vite le parti du jeune Sganarelle contre son maître, vieux beau blasé. Par ailleurs, du point de vue du décor, le contraste entre la sobriété des premiers actes et la richesse de celui de la dernière (alors que la mise en scène réussit pourtant le tour de force d'éviter de représenter la statue du Commandeur) déroute. Mais le jeu est des meilleurs. La scène de séduction de Charlotte est magnifique, la condition de Sganarelle qui doit servir malgré lui un méchant maître est d'une actualité brûlante, le dialogue de Pierrot et Charlotte sort tout droit de n'importe quelle conversation entre adolescents, le père de Dom Juan est d'une vérité touchante, Dom Juan lui-même reste entouré de son aura énigmatique tout en étant crédible de bout en bout. Le public de ce jour-là, scolaire donc impitoyable, a régulièrement ri et jamais discuté, ce qui est le signe de l'excellence.
Pierre FRANÇOIS
« Dom Juan », de Molière. Avec Birane Ba, Dominique Boissel, Johann Dionnet, Pascal Guignard-Cordelier, Florent Guyot, Peggy Martineau, Tigran Mekhitarian, Aurélia Poirier, Kevin Rouxel, Alison Valence. Mise en scène : Anne Coutureau. Son : Jean-Noël Yven. Du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 16 heures jusqu'au 17 avril au Théâtre de la tempête, Cartoucherie, route du champ-de-manœuvre, 75012 Paris, métro Château-de-Vincennes puis navette gratuite ou bus 112. Tél. : 01 43 28 36 36, www.la-tempete.fr.
Photo : Antonia Bozzi