Oppressions, par Difouaine.
Caligula a disparu. Les sénateurs romains sont inquiets. Dans la pénombre, ils complotent déjà, unis dans la soif et le cynisme du pouvoir. Mais le jeune empereur revient. Il a changé. La mort de sa sœur et amante lui a fait prendre conscience que « les hommes meurent et (…) ne sont pas heureux ». À partir de cet instant, commence la quête de l’impossible (décrocher la lune) pour conjurer ce constat. Mais au lieu de chercher le bonheur de ses sujets par une liberté fraternelle, Caligula choisit la voie de la liberté absolue, aveugle, arbitraire, inhumaine car logique qui mène mécaniquement à la destruction. Comme dans toute idéologie devenue totalitaire, le dictateur s’attaque à toutes les valeurs morales et sacrées de la société ou choix individuels pour faire régner la terreur : pouvoir établi, privilèges, richesses, piété, mariage, amour, famille, solidarité, créativité… Son idéal jusqu’au-boutiste devient inhumain et suicidaire. Il prévoit et assume son assassinat car c’est la seule issue logique. Caligula se rend compte, mais trop tard, que la liberté absolue n’était pas la bonne. En cela, il n’est pas qu’un monstre, mais un personnage troublant et intéressant.
Peu d’hommes s’élèvent contre sa tyrannie. Seuls Cherea (admirateur devenu conjuré) et Scipion (poète, ami et victime de Caligula qui a tué son père) s’opposent et choisiront la voie de la résistance armée ou de l’exil. En 1945, Camus fait dire à Cherea à propos de Caligula : « Sans doute, ce n’est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d’un pouvoir sans limites, mais c’est la première fois qu’il s’en sert sans limites, jusqu’à nier l’homme et le monde. Voilà ce qui m’effraie en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de chose et j’aurai le courage quand il faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d’exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison. » Ces mots, prononcés dans un contexte d’immédiate après-guerre, n’ont pas pris une ride. Caligula n’est pas seulement un dictateur parmi d’autres, même grotesque parfois (on notera le clin d’œil au Hynkel de Chaplin et à sa mappemonde). Bien sûr, Caligula préfigure et symbolise Hitler, Mussolini, Staline, Mao… mais il est aussi un peu nous-mêmes, qui parfois pourrions nous laisser tenter par un Idéal trop idéal quel qu’il soit, religieux, moral, politique, au détriment de l’humain. Ce soir, deux classes de lycéens n’ont pu venir en raison des récents attentats et du renforcement du pan vigipirate…
Dans cette version de Caligula, tout concourt à faire ressentir le soudain « besoin d’impossible », le paroxysme. Le son est omniprésent et inquiétant : ça chuchote, ça ricane, ça ironise, ça ordonne, ça crie, ça intimide, ça se soumet, ça pleure, ça jouit. Les mots d’Albert Camus, simples et actuels, sont retravaillés comme un maillage, un matériau musical. La première scène (crescendo en écho des inquiétudes des patriciens) est à ce titre remarquable. Les éclairages de la salle minérale, parfois à contre-jour, découvrent un antre, ouvert sur deux souterrains. Qu’y a-t-il au-delà : le jour, la liberté, l’Au-delà ? Un rectangle métallique suspendu sert tour à tour de cloison, de miroir de l’âme, de table, d’autel de débauche et de blasphème, de monolithe divin ou conceptuel (un peu à la manière de celui de 2001 l’Odyssée de l’espace) ou de couperet : la faute est là, aveuglante, que rien, même pas l’eau, ne lavera. Ça gêne comme un caillou dans une chaussure, puis comme un coup au cœur. D’oppressé, on devient opprimé.
Plusieurs scènes marquent : la première scène (voir plus haut) ou celle du blasphème à Vénus ou lorsque Caligula crève des ballons ou que la stèle métallique tournoie et aveugle, scènes très poétiques mais effrayantes. Tous les comédiens, dont on sent qu’ils ont l’habitude de travailler ensemble, prêtent merveilleusement leur voix souvent amplifiée, leur corps parfois nu (merci, cette nudité n’est pas ici gratuite), leur talent à cette mise en scène intelligente et saisissante d’Emmanuel Ray, comédien et directeur de la Compagnie du Théâtre en pièces.
C’est un cri, un coup de poignard, un choc magnifique.
Difouaine
« Caligula » d’Albert Camus.
Mise en scène : Emmanuel Ray.
Avec : Mathieu Genet, Mélanie Pichot, Thomas Marceul, Thomas Champeau, Jean-Christophe Cochard, Sébastien Lagord, Nicolas Pichot, Fabien Moiny, Julien Testard, Natacha Boulet-Räber/Elodie Huet.
Piano et son : Tony Bruneau.
Du jeudi au dimanche jusqu’au 1er février 2015, horaires variables.
Théâtre de l’Épée de bois (Cartoucherie), route du champ de manœuvre, 75012. Paris.
Tél. : 01.48.08.39.74. http://www.epeedebois.com
Métro : Château de Vincennes puis navette gratuite.
Photo : Modlum50
Festival d’Avignon prévu en 2015.