Femme ou artiste ?
« La Sœur de Shakespeare » reprend le thème d’« Une chambre à soi »* de Virginia Woolf. Avec fidélité, selon les lecteurs assidus de l’autrice. C’est au milieu d’un décor minime – un fauteuil devant un bureau, un mannequin de couture et un rideau de fond constitué de pages de livres – que deux comédiennes racontent ou illustrent l’histoire de la sœur supposée du grand Will. Le jeu est subtil, qui intrigue au sujet du second personnage tandis que le premier endosse le rôle de la narratrice. On sent dès le départ qu’il va être question d’emprisonnement menant à la mort. Emprisonnement social et mort du talent. Le fait est développé par la description de la condition féminine à l’époque élisabéthaine.
Le rythme est lent, presque didactique, mais régulier. De ce fait, le discours de la narratrice est convaincant. L’incarnation des – multiples – personnages dont il est question par la seconde comédienne est parfaite. Elle passe de l’un à l’autre avec une aisance époustouflante, une mention particulière devant être faite pour l’humour avec lequel elle offre celui de Shakespeare lui-même.
Le texte est ciselé, engagé, précis, descriptif, vivant. On retient en particulier ces deux passages : « Tous les écrivains sont malheureux, ce sont les gens sans mots qui sont heureux » et « L’esprit androgyne est incandescent, créatif et entier ». S’ils disent combien les femmes artistes peuvent souffrir d’être réduites à une portion de ce qu’elles sont capables d’être, ils peuvent aussi être généralisés à tous les artistes, quel que soit leur genre.
Pierre FRANÇOIS
« La Sœur de Shakespeare », d’après Virginia Woolf, de Juliette Marie. Avec Inès Amoura, Solenn Goix. Collaboration artistique : Sarajeanne Drillaud. Samedi à 19 heures jusqu’au 7 juin au théâtre La Flèche, 77, rue de Charonne, 75011 Paris, métro Charonne, Ledru-Rollin, Faidherbe-Chaligny. Tél. : 01 40 09 70 40 ; courriel : info@theatrelafleche.fr
L’interview : Quand on interroge Juliette Marie sur son spectacle, la première réponse qui fuse tient à la scénographie. Elle a mis « longtemps à mûrir », dit-elle, le but étant de « parler des pages manquantes de l’Histoire ». De sorte que quand est arrivée l’idée d’un rideau de fond composé de pages de livres, elle s’est imposée d’emblée. De la même façon, le mannequin de couture, trouvé dans un grenier familial et qui date des années 1890, est emblématique des distorsions que l’on faisait subir aux femmes à cette époque.
Si on lui demande pourquoi elle est ce qu’elle est et fait ce qu’elle fait, elle avoue sans ambages combien « toutes les œuvres ont une part d’autobiographie ». Ainsi, elle-même a commencé par se censurer en se confinant dans un rôle de productrice avant de passer de l’autre côté du miroir en devenant artiste, vraiment créatrice. Ce texte – Une chambre à soi –, qu’elle avait étudié en Lettres Supérieures, avait été un foudroiement. Elle voit dans Judith le fantôme prémonitoire de Virginia Woolf, ce qu’elle ne veut pas devenir et que pourtant elle va vivre et mourir.
Au titre de ses projets, Juliette Marie avoue la création en cours d’un festival de théâtre – contemporain, exigeant et pluridisciplinaire – à Viviers en septembre prochain. Quant à présenter « La Sœur de Shakespeare » à Avignon, ce sera pour une autre année.
*Sur un thème voisin, on lira avec profit : « Zut, on a encore oublié madame Freud », de Françoise Xenakis. EAN : 9782709603720. J.-C. Lattès (23/01/1985). https://www.babelio.com/livres/Xenakis-Zut-on-a-encore-oublie-madame-Freud/175003