Danse, théâtre : « Lorenzaccio », d’Alfred de Musset au château de Grignan (Drôme).

Risqué mais beau.
Le « Lorenzaccio » qui se donne au château de Grignan cet été rappelle « le Roi s’amuse », car on y retrouve le spectacle de la dépravation associée à des élans plus purs. Mais ce spectacle-là est entièrement dansé. 
C'est une des raisons pour lesquelles la pièce est à risque. En effet, jouer du théâtre supporte une légère ondée tandis qu’un tapis de danse simplement humide fait prendre le risque de la blessure. Car tous les comédiens dansent, quand il ne s’agit pas de danseurs qui jouent. C’est là un parti-pris de Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault. Pour le peu qu’il a été possible de voir ce soir-là (et le lendemain, la pièce a également été interrompue par la pluie), il est néanmoins évident qu’on ne se situe pas dans un moyen terme entre danse et jeu mais bien dans les deux dimensions pleinement assumées.
La seconde prie de risque tient au choix d'une forme parfois audacieuse : voir des femmes dénudées et l’évocation d’une vie de débauche telle qu’elle pouvait exister à l’époque peut en choquer certains. Le contexte de l’époque est pourtant bien celui d’une turpitude généralisée, pas seulement en matière de sensualité. Qu’on se rappelle : Lorenzaccio et son cousin – et peut-être amant – Alexandre de Médicis naissent dans les années 1510 alors que le pape Alexandre VI, alias Rodrigue Borgia est mort en 1503. Ce dernier est le père de César et Lucrèce qui ont fait couler tant d’encre. Lui succède sur le trône de Pierre Pie III qui veut réformer la Curie mais meurt opportunément au bout d’un mois de pontificat. Puis Jules II (1503-1513) fait la guerre, reconstruire la basilique Saint-Pierre et engendre trois filles.  Léon X (1513-1521), qui est issu de la famille Médicis et est également mécène, réforme le clergé italien mais est à l’origine du scandale des indulgences. Après l’intermède du vertueux Adrien VI (1522-1523), Clément VII (1523-1534) qui est un fils cette fois-ci bâtard de la famille Médicis entame une période un peu plus religieuse (il est le pape de la confession d’Augsbourg) mais a peu de caractère. On imagine bien que si les autorités religieuses s’autorisaient ces licences, les potentat laïcs, qui ne se sentaient pas aussi limités par la morale ne devaient pas faire mieux, au contraire…
Mais revenons au spectacle et au choix de le danser. Julien Derouault, qui interprète Lorenzaccio, explique qu’il s’agit de faire se relayer les éclats de corps et de voix chez des personnages qui possèdent une dimension sadienne. Et que le texte est désormais pour lui (qui est danseur de formation) comme une poésie dans ses oreilles. Marie-Claude Pietragalla explique de son côté la méthode de travail : prendre les scènes les une après les autres, tel un travail de dentelle à reprendre régulièrement, pour aboutir à une mise en scène très cut, histoire de donner du rythme à l’ensemble. Par ailleurs, se souvenant de l’histoire de l’art qui a toujours associé peinture et danse (sans aller très loin, on peut citer Cocteau ou Picasso), elle a demandé au créateur des lumières de pixeliser toute la façade du château (avec une précision de l’ordre du centimètre au moment de la projection des lumières sur celle-ci). Enfin, sur l’appropriation du personnage par le comédien-danseur, il s’agit de trouver ce qui dans le rôle résonne au cœur de chacun et de creuser ce sillon. Car le corps aussi a sa poésie, ses formes et raconte une histoire, avec ce qu’il est et sa mémoire propre. Et on s’aperçoit très vite qu’aucun personnage n’est lisse, tous ont des aspérités et des fractures. Ce qu’il y a eu d’original dans ce travail a été le fait qu’en général le chorégraphe se trouve devant une page blanche alors qu’ici il y avait le soutien d’un texte, qui donne d’emblée une ligne à suivre. Et si on lui pose la question de savoir si sa démarche de suivre la direction donnée par un texte ne s’apparente pas à celle de Jiri Kylian par rapport à la musique, elle tempère immédiatement le propos : le maître tchèque associe certes danse et musique classique, mais pour la parodier, tandis qu’elle a cherché à prolonger le travail de Musset pour en valoriser toutes les dimensions.
Pierre FRANÇOIS
« Lorenzaccio », d’Alfred de Musset. Avec Julien Derouault, Marie-Claude Pietragalla, Abdel Rahym Madi, François Pain-Douzenel, Anouk Viale, Simon Dusigne, Fanny Gombert, Caroline Jaubert, David Cami de Baix, Benjamin Bac, Olivier Mathieu. Mise en scène : Marie-Claude Pietragalla, Daniel Mesguich et Julien Derouault. Chorégraphie : Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault. Création vidéo 3D : Gaël Perrin. Création musicale : Yannaël Quenel. Au château de Grignan, BP 21, 26230 Grignan, tél. 04 75 91 83 50 et, après 18 heures les soirs de spectacle 04 75 91 83 65, jusqu’au 19 août. 

Photo : Pierre François.