En tant qu’artiste vous avez votre univers, vous ne pouvez pas être que passeur…
Bien sûr, mais mon univers est un peu comme un chambranle de porte, un portique qui nous scannerait quand on le passe et qui nous insufflerait une énergie, laquelle serait la poésie, l'univers. Ça ne m'empêche pas de proposer mon propre délire – avec des chansons dédiées à ma pompe à vélo ou intitulée « Ça me gonfle » – qui, en fait, disent ma joie.
Le vélo, c'est quand même un drôle d'univers artistique…
Si le vélo a fait partie de mon univers artistique, il est maintenant moins présent. Je suis désormais plus inspiré par le roman de « Narcisse et Goldmund » de Herman Hesse et par le personnage de Goldmund qui est le moine itinérant, celui qui ne fait pas d'études poussées mais qui est la vie parce qu'il est sans cesse en mouvement. Et quand on redevient ainsi troubadour, on éveille quelque chose chez les gens, parce que tous, à un moment ou à un autre de notre vie, on se dit qu'on ne bouge plus, qu'on s'encroûte. Il y a là un désir instinctif universel et voir quelqu'un le réaliser touche les gens. Le vélo m'a servi à redécouvrir que le mouvement était fondamental dans mon travail et dans ma vie. Il faut bien comprendre que le mouvement, ici, n'est pas le désordre d'une frénésie mais la régularité incessante d'un cœur qui bat. Le mouvement sert à se frotter à l'univers, à aller dehors, pas à s'agiter sur place comme dans certaines salles de sport. Il sert à s'avancer et à danser d'une danse qui sert à s'exprimer, à se révéler, à ne pas rester comprimé par des conventions. Pina Bausch disait : « Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus ». J'aime bien parler d'épiphanie, qui signifie un phénomène qui se révèle*.
Concrètement, comment proposez-vous votre univers, votre bidulosophie ?
Il y a d'abord un concert-rencontre, histoire de rassurer tout le monde, puis je demande aux spectateurs de venir dans un cercle de parole avec un bidule, un petit trésor de leur vie dont ils parleront. Ce cercle peut se passer n’importe où, même chez eux. J'arrive, je chante, et comme je m'expose un peu ils comprennent qu'ils ne sont pas face à quelqu'un qui vient se servir mais qui est là pour les rencontrer. Chacun prend la parole face aux autres, sans hiérarchie. Car moi aussi j'apporte un bidule et me mouille, comme eux. Et, comme eux, j'ai le cœur qui bat fort. En effet, tout le monde révèle alors quelque chose de son intime face à la collectivité en dehors de tout cadre psychologique thérapeutique ou religieux qui pourrait nous prendre en charge. Nous sommes juste des humains qui nous rassemblons et je ressens cela comme si nous étions en train de faire du feu, chacun apportant sa bûche et écoutant les autres sans les juger.
Je suis d'autant plus sensible à cet aspect que tout mon travail est traversé par cet élément, au point que ce qui me manque, chez moi, c'est une cheminée. Parce que le feu, comme le mouvement dit la vie. Même s'il renvoie aussi à la question de la mort et à toutes les questions existentielles. Il y a peu de temps, j'étais dans un institut nantais qui accueille des personnes atteintes par Alzheimer et j'ai éprouvé les limites de ma démarche, notamment de sa dimension collective et du fait que, quand les mots s'en vont, l'échange tourne court. Reste alors le regard et il m'est arrivé, remarquant qu'à chaque fois que je chantais une chanson les yeux d'une personne s'allumaient, de chanter rien que pour elle en la regardant un certain temps : dans ces yeux, dans cette lueur, je voyais le feu qui revenait de loin. Toutes ces rencontres finissent par nourrir des chansons, parfois peu à peu, parfois d'un seul jet. Je ne suis pas pour autant quelqu'un qui va faire des chansons à partir des échanges en cercles de parole, ces derniers se suffisent à eux-même. Mais ce qui s'y passe m'imprègne et parfois un petit miracle se produit. Ceci étant, j'insiste, c'est le temps de la rencontre qui prime. Même s'il est parfois arrivé – c'est le cas de la chanson sur le cabas – que cette dernière donne naissance à un texte et une mélodie en quelques heures. Mais ce n'est pas le but, et c'est rare… En fait, parler du bidule, c'est répondre à la question « dis moi ce qui te fait tenir debout » autant que montrer le poète qui vit en chacun de nous. Car la poésie n'est pas le domaine réservé de quelques-uns.
Les participants aux cercles bidules ont-ils conscience qu'ils débarquent dans une expérience poétique ?
Je pense que oui dans la mesure où maintenant ces cercles sont précédés d'un concert. Au début, en 2011, c'était direct mais, déjà, il y avait une responsable culturelle d'un lieu qui présentait ma démarche. Parler du bidule est un moyen de montrer le poète qui est en chacun. Les enfants ont souvent des formules très poétiques. Je tiens à le dire, j'y insiste : la poésie n'appartient pas qu'aux artistes, qui ne sont pas des gens à part !
Pourquoi une mélodie si sobre dans tes chansons ?
Je pense être plus poète que musicien et plus auteur que compositeur. Je le vérifie quand je me rends compte que, de même qu'un musicien qui a l'oreille absolue ne peut pas mener une conversation avec de la musique en fond sonore (il est en train de traduire les sons en notes), je ne peux pas discuter avec de la chanson française dans la même pièce : je suis en train d'écouter les paroles au lieu d'être à mes interlocuteurs. Donc il y a sans doute un travail plus avancé au niveau de l'écriture. Et peut-être la simplicité de ma mélodie l'est elle par défaut ? Mais cela tombe bien. Cela me fait penser à « L'usage du monde » de Nicolas Bouvier, qui y explique que l'écriture doit devenir invisible, transparente. Du coup, je fais un vrai travail de tamis dans les rimes qui me viennent, ne pas les faire pour la beauté du geste mais parce qu'elles sont la réalité pure. Pour la mélodie, je suis plus intuitif. J'écris texte et mélodie en même temps, je n'écris pas des poèmes que je mettrais en musique – même si je me sens plus aguerri dans le travail sur les mots – mais directement des chansons. La mélodie sort en même temps que les mots. Musicalement, je suis très sensible au rythme, à la pulsation, au point qu'il m'arrive d'accompagner une chanson par des percussions corporelles.
(À SUIVRE)
Pierre FRANÇOIS
*Le « Dictionnaire de la foi chrétienne » distingue l'épiphénomène (de « epi », au-dessus et phainomenon », être visible) qui accompagne un phénomène essentiel sans le modifier de l'épiphanie qui est une manifestation divine. À l'origine le mot était utilisé par les auteurs païens pour parler de l'intronisation d'un empereur ; saint Paul l'a ensuite appliqué au Christ. La fête de l'Épiphanie s'appelle aussi Théophanie : « manifestation de Dieu » puisqu'elle célèbre la reconnaissance du caractère divin de Jésus par les hommes (païens, les mages ; ou marginaux, les bergers qui n'observent pas le sabbat).
Photo : Marylene Eytier