Théâtre : « Le Marchand de Venise », de Shakespeare au Lucernaire, à Paris.

Affrontement.
Ils ne sont plus que quatre personnages dans cette adaptation du « Marchand de Venise ». Qui, faite par Ned Grujic dont on connaît l'esprit créatif, comporte en finale la scène du baptême du Juif demandée par le marchand au dernier acte. Les puristes crieront à la trahison. Quant aux idéologues, ils se demanderont avec une curiosité gênée comment on peut encore monter cette pièce maudite pour cause d'antisémitisme. Sauf que, hélas, à l'époque de Shakespeare, cette notion n'existait pas tant l'ostracisme dont étaient victime le peuple dit déicide était naturel.
Sous ce dernier rapport, le prologue introduit par Ned Grujic permet de clarifier (même si ce n'est qu'à moitié, car il omet de dire que c'est parce que la plupart des métiers leur étaient interdits*) les choses en expliquant que le prêt à intérêt était le domaine réservé des Juifs, cette pratique étant interdite aux Chrétiens par l’Église.
Pourtant, ce spectacle est très habile. Si on oublie le décor un peu trop explicite, Ned Grujic a su mettre en valeur la confrontation des deux religions sans caricature ni parti pris. Le Chrétien qui méprise le Juif au point de l'injurier et de s'en justifier ou d'exiger son baptême sur le champ pour lui faire grâce (et tout cela est dans le texte de Shakespeare) est il plus vertueux que ce dernier qui cède à la toute puissance de l'argent ? Rien n'est moins sûr. Et bien malin celui qui dirait s'il est plus moral d'aimer sa fille au point de l'étouffer ou d'aimer un ami plus que sa propre femme.
Tout Shakespeare est là, qui rend dans chacune de ses pièces et avec une fidélité incomparable le mélange de grandeur et de bassesse que nous sommes tous. De ce point de vue, l'adaptation est parfaitement réussie.
Il serait enfin injuste de ne pas souligner la bonne interprétation des personnages. Le Juif et le marchand, dont la confrontation est l'âme même de la pièce, sont parfaits et crédibles de bout en bout. Peut-être le marchand l'est-il un peu plus dans la mesure où le texte lui permet de nuancer le personnage, sa noirceur ressortissant alors d'autant mieux par rapport à ses facettes lumineuses ? Le Juif est touchant dans la façon dont il veut protéger sa fille de la corruption des Chrétiens et dans sa détresse une fois qu'elle est partie, avec un de ces derniers justement, une détresse qui explique largement la détermination nouvelle qu'il a à vouloir se venger. Le rythme est vif, les rebondissements bien mis en valeur, la musique parfaitement complémentaire par rapport au jeu. On est souvent ému, on rit parfois, c'est du bon théâtre.
Pierre FRANÇOIS
« Le Marchand de Venise », de Shakespeare. Adaptation et mise en scène : Ned Grujic. Avec Thomas Marceul ou Cédric Revollon et Julia Picquet ou Léa Dubreucq, Rémi Rutovic, Antoine Théry. Du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 17 heures jusqu'au 1er avril au Lucernaire, 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris, méto Edgard Quinet, Notre-Dame-des-champs, Vavin, tél. 01 45 44 57 34, http://www.lucernaire.fr/
* Il leur était interdit de devenir propriétaire, donc d'acquérir un champ, donc pas de revenu foncier, il leur restait donc les activités commerciales autour de l'agriculture : vente de grain, fourrage, bestiaux…
En ville, ils étaient exclus des corporations, donc de tous les métiers de l'artisanat et du commerce de détail. Il leur restait donc la boucherie, la friperie, la brocante, les métaux, le colportage, les fournitures à l'armée (dont le prêt d'argent aux officiers avant de l'étendre aux magistrats, nobles et souverains, le prêt à intérêt étant interdit aux Chrétiens), l'imprimerie, la médecine. 
En matière de prêt, les emprunteurs acceptaient des taux d'intérêt considérables dans la mesure où il y avait régulièrement des décisions de justice qui annulaient ces contrats, et donc l'obligation de remboursement. La pièce de Shakespeare relate de ce point de vue une pratique courante, il ne fait que remplacer un taux d'intérêt par une livre de chair.

Photo : Pierre Francois.

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