Théâtre : « Bourlinguer », de Blaise Cendrars au Grand Parquet à Paris.

Voyageur immobile, par David Westphal.
Il entre dans le noir, prend secrètement la mesure de l'espace et de votre présence puis enracine ses pieds sur la scène. La pénombre s'estompe. Vous êtes en attente. Lui ne fera plus un pas et pourtant, à ses cotés, vous en ferez des kilomètres ! Parvenant à une forme d'épure absolue, seul son corps et sa voix vous accompagneront dans un voyage où personnages et paysages vous apparaîtront comme une évidence.
Jean-Quentin Châtelain, seul en scène, donne au théâtre du Grand Parquet une interprétation incarnée, magistrale et hallucinante de la prose poétique de Blaise Cendrars.
L'auteur a brûlé sa vie par les deux bouts. Voyageur, aventurier, soldat, il en a esquissé certains contours dans des « romans-poèmes » autobiographiques. La vie y est exaltée dans un souffle incontestable.
Bourlinguer est un recueil de récits. Jean-Quentin Châtelain, et Darius Peyamiras à la mise en scène, ont choisi de nous transporter dans l'Italie des jeunes années de l'auteur avec le récit intitulé Gênes.
Si la quête du sensible dans le travail d'un comédien souffre d'être pesée, mesurée, décortiquée, c'est pourtant une performance remarquable, étonnante de maîtrise et d'intensité que celle de Jean-Quentin Châtelain. Par une élocution marquée, une scansion rugueuse, un art consommé de nous laisser entendre le rythme des phrases interminables de la prose de l'auteur, le comédien nous emmène en voyage, comme dans un train imaginaire. Ce faisant, il ressuscite ce rythme incroyable que nous tous, spectateurs, avons ressenti, éprouvé, ta-tac-ta-poum…ta-tac-ta-poum…ta-tac-ta-poum… celui des roues métalliques d'un train avalant la longue procession des rails.
À bord de ce train imaginaire, sous les charmes d'une voix rocailleuse et habitée, vous sentez se lever les vents du sud et les nuages de poussière d'un sol trop sec. Vous partagez la langueur poisseuse du héros, dans un bras de fer permanent avec ses souvenirs. Vous pleurez cet amour brisé pour la douce Elena. Vous êtes saisi d'un triste frisson devant la si poignante mort de son chien. Vous voyez défiler les paysages, tant naturalistes qu'impressionnistes. Les forces de ces deux courants picturaux s'y trouvent étonnamment réunies. Les détails y sont minutieux, essentiels, porteurs de sens, minuscules et violents. Les impressions qui en découlent n'en sont pas moins troubles, vibrantes, saisissantes.  
Ce spectacle réussit le tour de force d'être à la fois un spectacle vivant et une exposition.
À ce rythme, à cette voix, Jean-Quentin Châtelain ajoute une puissante présence physique qui donne à Blaise Cendrars l'étoffe d'un aventurier qui, revenant au paradis de son enfance, se souvient, souffre, éructe, peste, rugit, méprise, aime, rit, pleure, se gausse, toise et se cache.
La salle du Grand Parquet, sous toile, a le grand et respectable mérite de faire vivre la culture dans un quartier où les théâtres ne sont pas nombreux. On peut néanmoins regretter une isolation phonique qui, bien qu'offrant à cette épopée un environnement sonore assez juste, ne propose pas à cette interprétation remarquable le cadre plus confortable et intimiste qu'elle mériterait sans doute.
David Westphal
« Bourlinguer », de Blaise Cendrars. Avec Jean-Quentin Châtelain. Mise en scène Darius Peyamiras. Théâtre Le Grand Parquet, 35, rue d'Aubervilliers 75018 Paris. Jusqu'au 31 mai. Mercredi, jeudi, vendredi et samedi à 20 heures, dimanche à 16 heures.

Photo : Carole Parodi

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