Socio-politique : « Notre littérature, avec ses « belles endormies », fait-elle l’apologie du viol ? », par Sandrine Aragon, chercheuse en littérature française à l’université de la Sorbonne. In « The Conversation » du 13 octobre 2024.

Vénus endormie surprise par un satyre, Nicolas Poussin, 1626. Wikipédia

Sandrine Aragon, Sorbonne Université

Le procès des viols de Mazan met au grand jour la soumission chimique d’une femme par son mari qui orchestrait son viol. Alors que les avocats de la défense et les 51 accusés enchaînent les dénis fantaisistes, malgré des preuves accablantes, on peut se demander quel est le rôle de notre imaginaire collectif dans les violences sexuelles, en particulier quand le fantasme de domination prend des formes aussi extrêmes.


Dans la mythologie, les dieux ne résistent pas aux belles endormies. Hypnos le Dieu du sommeil profite de son pouvoir, Zeus séduit Léda endormie en prenant la forme d’un cygne. Ariane est abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos ; Dionysos est conquis par sa beauté, tandis qu’elle est endormie. Pour les enchanteresses, telle Mélusine, le sommeil correspond à un moment où elles sont vulnérables. Rappelons d’ailleurs qu’Hypnos est frère de Thanatos, dieu de la mort.

A contrario, les femmes de la mythologie n’ont pas le droit de surprendre l’homme dans son sommeil. Psyché tente de voir le monstre qu’on l’a forcée à prendre pour mari. Elle s’approche alors qu’il dort et découvre que c’est le bel Eros, dieu de l’amour. Elle est immédiatement punie par des épreuves qui l’obligent notamment à aller dans les enfers, voler un peu de la beauté de Perséphone.

Bien des textes et tableaux inspirés de ces mythes nous invitent à regarder les belles dormant avec le regard concupiscent d’hommes tout puissants.

Dans les contes de fées

La Belle au bois Dormant, princesse dotée de multiples dons par les fées, est condamnée à se piquer à un fuseau et sombrer dans cent ans de sommeil.

La première version de la Belle au Bois dormant, Perceforest (XVe siècle) comme la version italienne de Giambattista Basile (1634) indiquent qu’un prince, la trouvant à son goût, profite d’elle tandis qu’elle dort et lui fait des enfants. Si “Raison” et “Discretion” retiennent d’abord le prince de Perceforest, le désir et Vénus vont le convaincre de passer à l’acte. Ce n’est qu’à la naissance de jumeaux que sa fille lui tétant le pouce réveille l’héroïne.

Dans la version de l’académicien Perrault (1697), la forêt s’ouvre devant le prince et la belle s’éveille à son arrivée ; ils discutent avant de s’aimer et d’avoir des enfants. Néanmoins, il ne l’épouse pas, il repart chez ses parents et la belle-mère ogresse oedipienne ordonne de tuer la jeune fille et sa descendance. La jeune femme qui consent ne le fait pas sans péril.

Dans la version des Frères Grimm (1812) comme chez Disney, le prince embrasse la princesse endormie, se passant allègrement de son consentement, puis il l’épouse, ce qui est censé être la réalisation de tous ses rêves.

Selon La Psychanalyse des Contes de fées de Bruno Bettelheim, le sommeil indique le temps nécessaire à la formation de l’âme de l’adolescent. Psychologiquement, être endormi signifie que des traumas sont refoulés, selon une lecture Jungienne des contes du type de celles de Clarissa Pinkola Estes dans Les Femmes qui courent avec les loups.

Mais tous les lecteurs ou spectateurs comprennent-ils l’aspect métaphorique de ces interprétations ? Et surtout que forcer le sommeil n’est pas sans conséquences traumatiques…

Dans les romans

Pénétrer dans l’intimité des espaces féminins est au cœur de bien des fantasmes masculins dans la littérature du XVIIe comme du XVIIIe. Dans les œuvres de Crébillon, Prévost ou Marivaux, nombre de héros rêvent de voir sans être vus et d’un double sacrilège : pénétrer dans la chambre, lieu de l’intimité de la femme, puis dans le corps absorbé par le sommeil. La vulnérabilité comme « l’absorbement » du corps dormant fascinent le voyeur, désireux de s’immiscer dans cette complétude, sans se soucier de la réaction de la femme objectifiée. Ils se disculpent en imaginant qu’elles n’attendaient que la venue d’un homme, tout comme les accusés de Mazan se défendent en déclarant qu’ils pensaient que c’était un jeu libertin.

Mais à la même époque, le roman anglais Clarissa Harlowe, de Richardson (1748) traduit en français par l’abbé Prévost en 1751, décrit les conséquences d’un viol avec soumission chimique. Poursuivie par des séducteurs, la belle Clarissa résiste. Ne le supportant pas, Lovelace la drogue, puis la viole. Elle en meurt, et ses séducteurs prennent conscience de la force de la vertu féminine. Les lectrices XVIIIe ont salué cette œuvre valorisant la résistance de femmes admirables.

Au XIXe, dans la littérature de vampires, à l’instar de Dracula(1897) de Bram Stoker, les vampires s’introduisent dans la chambre des femmes. Ils les affaiblissent et les plongent dans le sommeil en leur infligeant des morsures mortelles.

Au XXe siècle, l’érotisme reste mais le consentement est questionné. Dans une scène de L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence (1928), l’héroïne endormie ou somnolente est approchée par son amant Mellors. La Belle Endormie de Yasunari Kawabata (1961) présente un vieil homme qui visite une maison où il peut passer la nuit avec des jeunes filles endormies, rendues inconscientes. Il ne les touche pas, mais leur présence vulnérable crée une atmosphère érotique troublante. En 2000, Léonore, toujours de Yves Simon (2000) met en scène une femme violée dans son sommeil par un homme qu’elle considérait comme un ami. L’acte est vécu comme une trahison profonde, avec le déni de l’un et la culpabilité de l’autre.

Le désir pour la femme morte ou endormie est un fantasme sexuel de toute puissance masculine qui a fasciné les auteurs comme les peintres : Bonnard, Picasso…. Aujourd’hui, le phénomène de viol par soumission chimique. se révèle une pratique qui touche autant les jeunes femmes dans les boites de nuit que les mères de famille dans leur propre lit, les soirées de stars hollywoodiennes comme celles de certains députés français.

Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, 1781. Wikipédia

Changer de regard sur notre culture commune

Si ces images font partie de notre culture, il convient de les relire avec un nouveau regard, de déconstruire les lectures empreintes de “male gaze” et de s’appuyer sur des contre-exemples pour mieux éduquer au consentement.

À l’ère de #MeToo, de nombreuses femmes montrent que le temps des victimes silencieuses est dépassé, grâce au courage de certaines, telle Gisèle Pelicot. La levée du huis clos dans ce procès est essentielle pour faire face au déni des accusés ou de ceux comme le maire de Mazan osant déclarer, qu’il n’y pas pas « mort d’homme ».

De même, la députée Sandrine Josso a rendu publique sa plainte et a demandé la création d’une commission sur la soumission chimique, affirmant que la honte doit changer de camp. La militante antisexiste Noémie Renard appelait en 2021 à En finir avec la culture du viol. Que pouvons nous faire, du côté culturel, pour soutenir ces actions courageuses ?

Relire les classiques

Une première possibilité consiste à relire nos classiques, comme y invite Jennifer Tamas, dans Au NON des Femmes(2023), en adoptant le point de vue des héroïnes aussi. L’enseignement de la mythologie fait partie de notre éducation. Murielle Szac, autrice du Feuilleton d’Hermès, très utilisé en classes de primaire ou collège, explique dans L’Odyssée des déesses(2023), qu’interpelée sur la faible présence des déesses dans son œuvre, elle a écrit Le feuilleton d’Artémis. Elle y démontre que « de « Héra à Médée », femmes trompées, trahies, salies, les blessées de l’amour ne se soumettent pas », comme voudraient le faire croire certains, mais au contraire, résistent.

Lire des contes est un moment d’échange privilégié avec les enfants, c’est un moment propice pour les éduquer au consentement. Les enseignants ont pour rôle de replacer les œuvres dans leur contexte de production, mais aussi d’évoquer les problèmes contemporains que pose leur lecture. Il faut cesser de lire comme des scènes de séduction galante des textes qui mettent en scène une femme droguée ou endormie. Dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782), Valmont entre en rusant dans la chambre où Cécile Volanges dort. Il la réveille mais l’empêche de crier, de sonner. Il ne la séduit pas, il la viole.

Certaines femmes invitent aussi à cesser de célébrer des baisers sans consentement. En 2017, une mère anglaise a dénoncé le baiser de la Belle au Bois Dormant et suscité le débat. En 2021, C’est le baiser de Blanche Neige qui a été la source d’une polémique aux USA lors de la rénovation d’une attraction de Disney mettant en valeur l’héroïne embrassée dans son cercueil.

Cela ne signifie pas qu’il faudrait censurer ces œuvres, mais plutôt les relire avec un regard critique comme Lou Lubie dans le roman graphique Et à la fin ils meurent, la sale vérité des contes de fées (2021) et ouvrir la discussion sur ces comportements, comme le font Amnesty International et le média Simone. https://www.youtube.com/embed/QJTqpydWFNA?wmode=transparent&start=0

S’initier au « feminist gaze »

Lire plus de textes d’autrices permet de s’ouvrir au regard féminin, au « feminist gaze » défendu par la chercheuse Azélie Fayolle :“Nous voulons toujours lire nos vieux livres, et voir nos vieux films, mais nous ne voulons plus le faire avec les yeux des générations qui nous ont précédées, nous sommes de notre temps”.

Les autrices se sont illustrées dans l’écriture de contes, telles M.C. d’Aulnoy, avec les volumes du Cabinet des fées ou M.J. Lhéritier. Comparer leurs versions et celles d’écrivains met en valeur l’agentivité de leurs héroïnes. Belle, dans La Belle et la bête, est une héroïne forte imaginée par Jeanne Marie Le Prince de Beaumont. À la Bête qui la séquestre et voudrait qu’elle lui cède, au bellâtre qui prétend la séduire, cette fille intelligente, lectrice assidue, dit non, et prend le temps de sa décision.

Les effets dévastateurs du viol sur les victimes ont été décrits par de nombreuses autrices : Marguerite de Navarre, (L’Heptameron,1559), George Sand, Marguerite Duras, Annie Ernaux, jusqu’au Baise moi de Virginie Despentes (1994). Elles racontent la sidération, suivie d’un traumatisme et d’un long “sommeil léthargique” de la victime.

Face au courage de celles qui se battent pour l’éveil des consciences, n’oublions pas que la littérature est là pour nous aider à réfléchir et sortir les femmes de siècles de silence et sommeil.

Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.