Hommage vivant.
« Les Disparus du Joola » est un livre très documenté et attachant. Certes, on sent que les tout derniers chapitres ont été écrits alors que le temps pressait, mais on est pris dès le départ par le style vivant et humain de ce récit documentaire.
Ici ou là, l’auteur n’hésite pas à se confier. Au tout début, il raconte comment c’est en achetant son journal dans une bourgade de la Nièvre qu’il tombe nez à nez avec ce drame qui a eu lieu dans un autre univers, mais qui a atteint jusqu’à la boulangère de ce village. Comment il se sent concerné(1) puisque « j’avais comme elles […] vingt ans en 2002, et j’ai une tendresse particulière pour ces victimes du Joola issues comme je le suis de ce qui s’est appelé en France la « génération Mitterrand », et au Sénégal la « génération Abdou Diouf », dont la vie s’est arrêtée au plus bel âge. » Comment il a(2) « fini par comprendre pourquoi le destin de Dominique Peroni [le fils de la boulangère] me touchait autant […] il avait tous les attributs et toutes les vertus de mes amis au même âge. » Comment, aussi(3), « durant mes recherches, en amont de la phase d’écriture, le puzzle du Joola s’est assez vite assemblé : les responsabilités respectives des uns et des autres, le rôle clé du bateau pour l’économie casamançaise, la colère des rescapés contre le pouvoir de Wade. En revanche, il est un coin où les pièces ont longtemps eu du mal à s’emboîter : celui des associations de victimes sénégalaises, et qu’il a fallu enfoncer à force d’entretiens avec leurs divers représentants pour démêler l’écheveau et comprendre, sur la photo de famille, qui était qui, qui avait fait quoi et dans quel ordre. »
Rien dans le texte ne trahit la confusion qu’il a dû affronter et, en journaliste consciencieux, il cite toutes ses sources, orales, mais aussi écrites quand il les résume en partie.
Cela n’empêche pas son style d’être fluide et inventif(4) : « il est un moment où, quand la tragédie vous rattrape, tout se fige autour de vous pendant quelques instants, où le fond de l’air cristallise, la vie étoile comme un pare-brise percuté, la voix qui vous parle reste accrochée à sa note, et le souvenir du drame prend pour le restant de l’existence les contours, la couleur ou l’odeur de l’instant. »
Pour autant, il ne verse pas dans le lyrisme béat ou la poésie désincarnée, au contraire. Son récit est d’une précision chirurgicale. Aucun des adjectifs – et ils sont nombreux – n’est superflu. Tout est construit. Il sait transformer des rapports administratifs en histoire humaine et organiser des allers-retours entre les événements objectifs et datés et la façon dont les victimes et leurs parents ont vécu le drame et ont pu – ou non – le surmonter. On est frappé, alors que ce naufrage était la conséquence d’une multitude de fautes graves et conscientes, par le fait que, sans céder à une indulgence qui serait tout aussi coupable, les parents de victimes cités comme l’auteur soient capables de dire les choses sans se détacher d’un amour pour la terre casamançaise et ses habitants, voire d’une tendre ironie pour les autres Sénégalais coupables de négligences à répétition.
Il y a ainsi la relation d’un des anniversaires auquel il a assisté(5) : « À la fin de la cérémonie, je découvris que les deux voisins auprès desquels je m’étais tenu debout pendant une heure étaient des survivants du Joola. Le premier, technicien de froid, était intervenu à bord pour réparer la climatisation défectueuse du bateau, il avait réussi à enfiler un gilet de sauvetage au moment du retournement du navire, et sauva ainsi trois autres naufragés qui passèrent la nuit cramponnés à son habit de mousse. Il tourne depuis au Stilnox pour soigner ses insomnies. Au cimetière Saint-Lazare, j’aperçus les deux angelots de pierre apportés de France par Nadine Verschatse à la mémoire de Claire et Guérande, scellés dans la fontaine du petit monument funéraire, construction hideuse de plexiglas […] Il y eut de la cocasserie : la berline de luxe de l’archevêque de Dakar slalomant entre les tombes du cimetière pour déposer le clerc juste au pied du micro […] et ratant son parcage entre deux baobabs ployant sous les fruits. ». On le voit, l’auteur n’épargne personne, mais ne griffe pas non plus. En témoigne encore cette description d’un tourisme particulier au Cap Skirring(6) : « on trouve encore quelques Européennes quinquagénaires venues en groupe retrouver leurs pudeurs d’adolescentes quand elles discutent entre deux rochers avec d’athlétiques et plutôt jeunes Sénégalais. »
Si on ne compte pas le nombre de parents qui ont tissé des liens avec la Casamance, lui aussi est tombé sous le charme de cette région à laquelle il consacre plusieurs chapitres, toujours aussi vivants, pour en rappeler l’histoire, les enjeux et le caractère particulier. Et, si l’on ne s’étonne guère des promesses non tenues par les pouvoirs de tout poil ou des procédures qui n’ont jamais abouties, on ne peut pourtant pas comprendre pourquoi ce navire n’a jamais été secouru, ni renfloué, ni même fait l’objet d’une plaque mémorielle. Ni à Dakar où(7) « le site retenu pour l’implantation du mémorial des victimes s’était finalement avéré se trouver sur des terres marécageuses qui le rendaient impropre à un tel ouvrage, si bien qu’il allait falloir en trouver un autre. » Ni à Paris, au Père Lachaise(8) : « De nombreux courriers ont été adressés à l’Élysée ou à la Mairie de Paris. Le dessin d’une stèle a même été proposé […] Pourtant les victimes de l’Airbus du Rio-Paris y ont leur nom gravé sur une pierre. Comme celles du crash de la West Carribean Airways au Venezuela (cent cinquante-deux passagers martiniquais), deux catastrophes postérieures à celle du Joola. »
Le naufrage du Titanic a fait entre 1 491et 1 513 morts et on en parle encore. Le bilan officiel du Joola est évalué à 1863 morts, la majorité ayant moins de 30 ans et étant originaire de Casamance. Mais on n’en parle déjà plus(9).
Pierre FRANÇOIS
« Les Disparus du Joola », d’Adrien Absolu. Éditions J.-C. Lattès, 17, rue Jacob, 75006 Paris. 281 pages, ISBN 978-2-7096-6155-3, 19 €.
(1) page 210
(2) page 273
(3) page 211
(4) page 111
(5) page 256
(6) page 68
(7) page 271
(8) pages 241-242
(9) Les journalistes sénégalais qui cherchent à enquêter sur ce sujet font l’objet d’ « Intimidations, menaces, filatures, censure… » rapporte le site senenews. Et l’auteur du livre rapporte une aventure du même genre qui lui est arrivée, mais qui a tourné d’une façon inattendue (et positive). Quant à l’absence de stèle à Paris, faut-il mettre ce fait en relation avec le lieu de la catastrophe ou le faible nombre de victimes françaises (19) ?