Fabrice Raffin, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
L’instrumentalisation de la culture à des fins politiques n’est pas nouvelle. Elle est même au fondement de toutes les aides à la création et des politiques culturelles. Mais, de plus en plus, l’attribution de subventions publiques devient un moyen de contrôle et d’application de valeurs sociétales en vogue.
Loin de la poésie que l’on pourrait spontanément associer au monde de l’art, un nouveau terme technocratique est venu récemment enrichir le langage de la culture institutionnelle : la conditionnalité.
Cette conditionnalité, c’est celle des subventions, qui désigne l’ensemble des exigences et critères auxquels les bénéficiaires de financements publics doivent se conformer pour les obtenir, les maintenir, ou les renouveler. Ce terme importé des fonctionnements européens, en particulier du mode de sélection des États membres de l’UE, porte avec lui un double questionnement sur le sens des subventions culturelles publiques et la liberté de création.
De l’instrumentalisation politique de la culture…
L’instrumentalisation de la culture à des fins politiques n’est pas nouvelle. Elle est même au fondement de toutes les aides à la création et des politiques culturelles. La figure d’un artiste au service du pouvoir jalonne l’ensemble de l’histoire de l’art depuis l’antiquité. Jusqu’au XIXe siècle, les œuvres sont quasi exclusivement instruments du pouvoir religieux et politique. À partir de 1959, cette instrumentalisation est incarnée en France par André Malraux, qui voyait la culture comme un outil républicain de cohésion nationale. La culture, les grandes œuvres de l’humanité, et avant tout, les œuvres françaises, devaient faire repère pour tous les Français : le patrimoine et les hauts lieux de la culture, les grands musées, le Louvre en tête, les artistes du « génie français », Molière, les poètes, les musiciens, peintres et plasticiens.
Avec la décentralisation, après 1981, l’instrumentalisation politique de la culture s’est vue déclinée en de nombreux domaines aux différentes échelles des collectivités territoriales. Alors que la logique de cohésion nationale était véritablement mise en œuvre localement à la fin des années 1980 en termes de cohésion sociale, d’autres formes d’instrumentalisation apparaissaient. Les attentes envers la culture concernaient désormais le développement territorial, l’aménagement et l’économie. Elle commençait également à structurer la communication et l’image de certaines villes, selon des enjeux mêlés d’attractivité et de développement touristique.
Avec l’affirmation des exigences de cohésion sociale, de développement économique et de communication, le financement culturel public influe depuis les années 1980 sur les formes produites par les artistes qui « jouent le jeu des subventions ». De ces trois domaines, les problématiques du lien ou de la cohésion sociale ont peut-être été les plus abondamment financées. L’artiste de la cohésion sociale est devenu un acteur de terrain sortant de son atelier pour animer des ateliers avec des enfants, des personnes en précarité : chômeurs, personnes âgées, étrangers. Au cours des années 1990, l’artiste au service du pouvoir est devenu un véritable travailleur social dans bien des projets, travaillant sur le lien social, la mémoire, le traumatisme lors de la destruction d’une cité de banlieue, donnant des repères, éduquant de jeunes gens désœuvrés.
… à la conditionnalité des subventions publiques
En tant que contrepartie des financements publics, la conditionnalité va plus loin. Elle attend toujours des effets socio-économiques des investissements culturels, mais elle se présente en plus comme un moyen de contrôle et d’application de valeurs sociétales en vogue, au premier rang desquelles l’inclusion sociale. Pour faire une demande de subvention, il faut ainsi respecter un cahier des charges, ce que Guy Saez décrit comme des « clusters » de conditionnalités autour de problématiques sociétales.
Par exemple, les projets subventionnés doivent nécessairement aujourd’hui participer de la lutte contre les discriminations et la lutte contre les abus sexuels. Depuis 2022, le ministère de la culture conditionne explicitement le versement des subventions à l’orientation que les artistes prennent par rapport à cette problématique. D’autres clusters de conditionnalité se développent autour de multiples thématiques : l’écologie et le numérique, la sensibilité des publics « racisés », le désir de participation des publics, etc.
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Ainsi, d’une attente en termes de résultats extra-artistiques, on passe à une attente en termes de valeurs véhiculées par les projets culturels et les formes artistiques. La conditionnalité intervient désormais directement sur le contenu des formes esthétiques, et met en avant un rôle moral qui leur serait dévolu. Des œuvres ne devant pas heurter, mais dont le rôle vise également à défendre, voire répandre les valeurs jugées dignes par les commanditaires-financeurs. On le voit ici, cette nouvelle instrumentalisation interroge directement les contenus artistiques et donc la liberté d’expression et de création. Le polissage des formes qui perdure depuis une quarantaine d’années se dirigera-t-il vers un moralisme artistique orienté par la puissance publique ?
L’instrumentalisation de la culture, puis la conditionnalité viennent heurter l’image de l’artiste toujours dominante parmi les populations : celle d’un personnage charismatique, libre, inspiré et affranchi de certaines règles sociales, à même d’interroger notre monde par ses œuvres. De cette injonction à respecter des valeurs dans l’action et les projets culturels subventionnés, naît au contraire l’image d’un artiste au service du pouvoir qui ne doit pas faire de vagues, producteur de formes artistiques pacifiées.
De fait, en structurant la production culturelle selon des normes homogénéisantes, la conditionnalité restreint la créativité et la capacité des artistes à explorer des univers variés et critiques. De plus, à constater l’homogénéité sociale des commanditaires, pour la plupart formés dans les masters des universités et de fait, inscrits dans les professions intermédiaires supérieures, on peut s’interroger sur la représentativité des valeurs sociales qu’ils défendent indirectement à travers la conditionnalité. L’entre-soi culturel dénoncé ces derniers temps serait-il lié à ces logiques de financement et aux valeurs des milieux sociaux qui les véhiculent ?
Un marché de l’art garant d’une critique sociale ?
Qu’on ne s’y trompe pas cependant, les mondes de l’art subventionné ne représentent qu’une partie de la création artistique. Il existe en France comme ailleurs, un secteur artistique privé, varié, qui concerne toutes les disciplines. De nombreux artistes continuent à y produire des œuvres hors de tout financement public. Cependant, beaucoup d’artistes subventionnés ont coutume de critiquer ce secteur privé comme étant formaté par le marché, les attentes des acheteurs et des consommateurs. Au regard de l’évolution de normes de subventions décrites ici, on pourra néanmoins s’interroger sur la liberté de création dans le secteur public, et plus largement, sur les possibilités réelles de la liberté de création.
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.