Jonathan Pollock, Université de Perpignan Via Domitia
Alors que les forêts de son époque commençaient à devenir l’apanage d’une noblesse avide de chasse, Shakespeare nous donne à voir une forêt espace de rébellion et de liberté où l’on peut trouver refuge et cohabiter avec d’autres espèces.
À moins de vivre dans les Pyrénées, on n’a plus trop l’habitude de croiser des troupeaux de vaches, de chèvres ou de moutons en train de paître librement dans les bois, de voir la vie sauvage, domestique et humaine évoluer en harmonie dans la forêt et se partager les ressources que prodigue cet espace.
Cependant, c’était une pratique encore commune au Moyen Âge et à la Renaissance. C’est précisément à l’époque de Shakespeare que le monarque et sa cour se mettront à privatiser les forêts, qui se muent progressivement en réserves de chasse et autres parcs à cerfs. La noblesse y pratique une chasse de récréation, en interdisant à ceux que l’on appelle alors les commoners de pénétrer dans les forêts pour prélever des ressources (bois de chauffage, simples, baies, fruits secs, champignons…) ou pour nourrir leurs bêtes. Ainsi se réduit petit à petit la forêt commune, lieu d’élevage des animaux domestiques.
Cet espace boisé en train de disparaître, c’est là que William Shakespeare place l’action de sa comédie Comme il vous plaira, écrite vers 1599. Zone de refuge, de liberté et de transgression, la forêt d’Ardenne où évoluent personnages, vie sauvage et cheptel s’y révèle être un lieu de partage du vivant tout entier.
Tâchons à notre tour de nous promener dans ces bois.
Un recours à la forêt
Comme il vous plaira donne à voir une querelle entre deux frères de la noblesse. Le plus âgé, que l’on ne connaîtra que sous la dénomination de « duc aîné » se retranche dans la forêt d’Ardenne après avoir été destitué par son frère cadet, Frédéric. Selon un serviteur du nouveau duc, le frère aîné déchu s’entoure dans les bois de
« maints joyeux compagnons ; et ils vivent là-bas comme autrefois Robin des Bois en Angleterre. On dit que de nombreux jeunes gentilshommes affluent chaque jour vers lui, et qu’ils passent le temps dans l’insouciance comme à l’époque de l’Âge d’O r ».
Le mot forest, « forêt », étant un dérivé de l’étymon latin fors, foris, « dehors », le duc aîné et ses compagnons sont littéralement des hors-la-loi. Déployant un territoire insoumis dans un mouvement de repli, selon l’expression du philosophe Jean-Baptiste Vidalou dans Être forêts (La Découverte, 2017), ils sont entrés en clandestinité pour former une communauté d’indociles. Plus tard, l’écrivain allemand Ernst Jünger dans son essai Traité du rebelle sous-titré Le recours aux forêts, rappellera ce que Shakespeare nous raconte déjà avec la forêt d’Ardenne : de tout temps la forêt a été l’emblème de la rébellion.
La forêt d’Ardenne, un ardent Eden
Le duc aîné y met en acte l’utopie du refuge dans un monde régi par la chasse à l’homme et la confiscation des terres. Les commentateurs n’ont pas manqué de gloser sur le nom de la forêt où il se cache : Arden est la contraction de Arcadia, pays utopique à la nature harmonieuse dans la mythologie grecque, et Eden. Il est également le quasi-homophone d’ardent, ardeur, car la forêt verra naître le feu de la passion amoureuse. L’universitaire spécialiste de Shakespeare Gisèle Venet, rappelle que la référence à la forêt d’Ardenne provient de Rosalynde de Thomas Lodge, roman pastoral publié en 1590,
« à la suite de diverses migrations littéraires, de La Chanson de Roland à “l’Orlando innamorato” de Boiardo (canto III), avant d’être empruntée par l’Arioste pour son “Orlando furioso” ».
Et certes, depuis au moins le sonnet CLXXVI de Pétrarque, « En traversant la Forêt d’Ardenne » (1347), le massif a été annexé à l’univers fictif de la pastorale jusqu’à en devenir un lieu commun.
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Une forêt du Warwickshire très méditerranéenne
Le fait que Shakespeare y fait côtoyer des oliviers, des palmiers et des lions, serait preuve suffisante, aux yeux des commentateurs, que nous avons affaire à une forêt de papier, sortie toute entière de la tradition antique. Cependant, les diverses chansons qui parsèment la pièce font allusion au vent d’hiver, au ciel glacial, aux eaux gelées. Le duc habite une caverne.
Seules les chansons du dernier acte évoquent le printemps, les fleurs, le chœur de l’aube, les champs de seigle et de blé vert, comme si le gros de l’action avait eu lieu pendant les rigueurs hivernales. Ainsi, la forêt de Shakespeare n’est pas que méditerranéenne, elle connaît aussi la rudesse des climats septentrionaux. L’une n’exclut pas l’autre : sous le lieu commun pastoral gît un lieu réel, assorti au régime des communs, car il y a eu également une forêt d’Arden dans le Warwickshire, comté natal de Shakespeare ; qui plus est, ce toponyme est aussi un matronyme, Arden étant le nom de jeune fille de la mère de William, ce qui donne à la forêt une coloration distinctement maternelle.
Une forêt féminine
En effet, la forêt d’Ardenne n’est pas seulement occupée par des hommes. Au terme du premier acte, le frère usurpateur, le duc Frédéric, chasse sa nièce Rosalinde de la Cour, sous peine de mort.
Accompagnée en secret par Célia, fille de Frédéric, et par le bouffon Pierre de Touche, Rosalinde se déguise en garçon et se dirige vers la forêt d’Ardenne où elle rencontre Corin, un berger sous gages. Arrivée à la lisière des mondes rural et sylvestre, elle décide d’acheter la bergerie, les troupeaux et les « enclos de pâture » appartenant à l’ancien maître de Corin. Faut-il en déduire que Rosalinde et Célia ont seule et absolue possession de ces pâturages ?
L’union du sauvage et du domestique
Or, dans Comme il vous plaira Shakespeare brouille sciemment l’opposition entre sauvage et domestique. Le « cercle de cette forêt » renferme en fait plusieurs cercles concentriques. Au cœur du monde sauvage se retranche la communauté des hommes, composée pour la plupart de nobles en fuite et qui pratiquent la chasse au cerf. Puis, « aux confins (purlieus) de cette forêt » se situe l’univers domestique et familier de la paysannerie. Espace essentiellement féminin, c’est là où Rosalinde et Célia élisent domicile : « à la lisière de la forêt, comme la frange au bord d’un jupon ».
Cette zone intermédiaire, lieu d’interpénétration entre le sauvage et le familier, ni forêt seigneuriale (silva) ni champ cultivé (ager), correspond au saltus, terrain non cultivé, plus ou moins boisé, souvent voué au pâturage. À la fin du Moyen Âge, ce sont ces espaces qui constituent les communs, par excellence.
Une forêt carnavalesque
Dans la comédie de Shakespeare, cette frange intermédiaire entre la civilisation et le monde sauvage constitue une zone d’indistinction et de contamination. Elle se prête à tous les renversements propres au carnaval. Rappelons que les deux filles sont accompagnées par un bouffon professionnel. En se grimant en garçon, Rosalinde use de subterfuge. Se faisant appeler Ganymède, nom du jeune mortel amant de Zeus, elle propose à Orlando, gentilhomme désargenté qui a dû lui aussi s’enfuir dans les bois, de lui faire la cour comme si elle était la vraie Rosalinde (car Orlando est tombé sous son charme en l’apercevant à la Cour). Un tel stratagème lui permet de recueillir les déclarations d’amour d’Orlando, tout en le persiflant avec une franchise et une espièglerie délicieuses.
Elle demande même à Célia (une femme) de les marier (deux hommes en apparence) selon un simulacre blasphématoire du rite conjugal. Pour hâter le dénouement, elle prétend pouvoir « accomplir d’étranges choses », d’avoir fréquenté depuis son enfance « un magicien très versé dans son art », d’être elle-même « magicienne » ; et en effet elle est capable de faire apparaître Hymen, le dieu du mariage, sans que l’on ne sache jamais s’il s’agit d’une mascarade ou d’un sortilège véritable.
Des mariages « sous un buisson »
Espace de jeu et de désir, la forêt commune exercera une attraction de plus en plus forte sur les hommes retranchés dans la forêt profonde jusqu’à les extirper du monde sauvage pour les restituer au monde domestique, et cela justement par le biais du mariage.
Ainsi, la pièce se termine par la célébration de non moins de quatre mariages, lesquels ont lieu en bordure de forêt, « sous un buisson », comme s’étonne Jaques, et sous l’égide d’un dieu païen. « De même que le bœuf a son joug », explique le bouffon, « le cheval son frein et le faucon ses grelots », l’homme a le mariage pour mater ses désirs et domestiquer sa sauvagerie.
Une conversion sylvestre
Mais avant de nous en faire ressortir, Shakespeare nous invite, nous autres spectateurs, à entrer dans la forêt avec ses personnages, à nous retirer dans les bois, à changer nos attitudes envers les autres et nous-mêmes, à vivre et à penser en mode « sylvestre ». En pénétrant dans la forêt, les hommes et les femmes de la Cour expérimentent de nouveaux modes de socialité, de conscience et de sensibilité. Cela s’avère particulièrement frappant dans le cas des deux personnages négatifs de la pièce : Olivier, le frère aîné d’Orlando, et Frédéric, le frère cadet du duc en exil.
Il suffit qu’ils entrent sous le couvert forestier pour que leurs intentions maléfiques soient complètement retournées. Olivier devait ramener de force son frère à la Cour, mais à la suite de ce qu’il appelle sa « conversion », il propose de céder à Orlando la maison et les revenus de leur père « pour vivre et mourir ici en berger ». Quant au duc Frédéric, il lève une puissante armée afin de s’emparer de son frère « et de le passer au fil de l’épée » ; cependant,
« Parvenu aux confins de ce bois sauvage Il rencontra un vieil homme pieux, Après quelque entretien avec lui, il renonça À la fois à son entreprise et au monde. »
De nouveau, l’acte de renoncement se dit en anglais converted. Le mot d’origine latine, conversion, traduit le grec métanoia qui signifie changement d’esprit : il s’agit d’un renversement psychique. Au contact de la forêt, le converti renaît à une autre vie, ermite ou berger, c’est selon. Loin des principes de la domination et de la servitude, de l’appropriation et de l’exploitation, il est clair que la forêt possède sa propre échelle de valeurs : comme le dit le bouffon au terme d’une escarmouche verbale avec Rosalinde, « Bien dit ; quant à savoir si c’est sagement ou non, que la forêt en soit juge »
La forêt est un grand livre
La forêt n’est jamais appréhendée comme un paysage – pur objet de contemplation –, mais comme un milieu de vie dans lequel les personnages se trouvent immergés. Plutôt qu’une étendue, elle est « une puissance qui croît ».
« Tu trouveras bien plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront les choses qu’aucun maître ne te dira ».
Cette déclaration, que l’historienne médiéviste Sylvie Bepoix attribue au religieux Bernard de Clairvaux, est repris presque mot pour mot par Shakespeare. Ainsi, le duc aîné
« trouve un langage aux arbres, des livres dans les ruisseaux qui courent, Des sermons dans les pierres, et le bien en toute chose ».
De fait, la nature n’est pas dépourvue de parole, elle bruit de sons issus des éléments et du vivant : des sons porteurs d’une pléthore de significations. S’inscrit en elle le tracé des êtres animés et des phénomènes selon une véritable écriture de la terre (sens premier de géo-graphie). Par conséquent, semble nous dire le duc, il faut se garder de négliger, (du latin neg legere,« ne pas lire »), le monde qui nous entoure, dont nous dépendons, auquel nous appartenons.
Jonathan Pollock, Professeur de littérature anglo-américaine, Université de Perpignan Via Domitia
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.