Borne témoin.
« Barlaam et Josaphat ou le Bouddha christianisé » est une œuvre du 13e siècle traduite en français moderne par Jean Marcel. Pour qui a l’esprit curieux et une culture chrétienne, ce récit qui raconte la vie d’un saint présenté comme réel, mais sûrement imaginaire (et néanmoins encore au calendrier), est le témoignage de la foi d’une époque et de la façon dont elle s’exprimait. Grâce à la traduction, il devient facile de comparer à la fois le fond et l’expression du message chrétien par rapport à notre siècle.
Car on a au fil du récit quelques surprises. On note dès la page 16 l’influence du message bouddhiste, quand l’auteur explique que tout « ce qui existe est mauvais, car tout ce qui existe dans l’univers attise le désir ». L’auteur voit d’ailleurs cette vie sous un jour pessimiste : « Tout comme les pêcheurs recouvrent leur hameçon d’un morceau pour prendre le poisson, ainsi la vie présente est l’hameçon du diable »(1). Et le diable le préoccupe tellement qu’il consacre plusieurs pages(2) à expliquer comment, pour détourner une âme droite, ce dernier se change en jeune fille séduisante pour la tenter(3). Ailleurs, cela le mène à faire une fausse citation(4) : « Nul ne peut servir deux maîtres : Dieu et Satan » (Mt 6, 24) au lieu de « Dieu et l’argent » et en inversant les propositions de la phrase.
Ce n’est pas le seul cas. Au chapitre des citations approximatives, on trouve encore(5) : « Quand le Fils de la femme (au lieu du « Fils de l’homme », Mt 25, 31) viendra en sa majesté », ce qui a tendance à montrer que l’auteur n’est pas si misogyne que cela. Ou après une copie de la parabole du semeur, dans l’explication personnelle qu’il en donne l’expression jeter des perles(6) « aux oiseaux » au lieu des « pourceaux » (Mt 7,6). On remarque au passage l’abondance de citations extraites de Matthieu, un évangéliste pourtant bien difficile à comprendre du fait de son insertion dans un milieu très marqué par la culture hébraïque de l’époque, mais qui a l’avantage, à première lecture superficielle, de nourrir notre imaginaire d’images et de récits que l’on peut facilement tirer vers une interprétation merveilleuse ou moralisante. Ce qu’il fait d’ailleurs en parlant(7) d’un épisode dans lequel le baptême a des vertus miraculeuses : « et s’il y avait quelqu’un qui fût atteint de maladie, il était soigné sur l’heure même de son baptême. ».
La morale de l’auteur, même si elle reste marquée par une tendance à l’auto-flagellation – « le saint homme s’en retourna plutôt triste de n’avoir pas subi le martyre »(8) – est néanmoins plus évoluée que ce à quoi on pourrait s’attendre. En effet s’il indique que(9) « Celui qui les croit [« ces choses… advenu[es] à Notre-Seigneur-Jésus-Christ »] et a reçu le baptême se trouve sauvé, alors que celui qui ne croit pas se voit damné », il n’en tire pas la conclusion que « hors de l’Église, point de salut » puisque, prudemment, il s’abstient de parler du sort des non-baptisés. Plus loin, parlant de « l’œuvre de chair »(10), il la définit certes par ses aspects sexuels, mais aussi comme étant « l’adoration des idoles, la haine, la contention, l’envie, l’homicide et autres choses que je ne puis à présent nommer. », ce qui est tout à fait conforme à ce que Paul entendait en opposant la chair (l’esprit humain livré à ses seules ressources) et l’esprit (qui se laisse guider par l’Esprit Saint). Et lorsqu’il parle de la mort, s’il la définit(11) par « la séparation du corps et de l’âme », il n’oublie pas de préciser quelques mots après que « ce corps qui meurt sur terre et devient poussière ressuscitera ».
Ce texte n’est-il qu’un catéchisme dialogué ? D’une certaine façon, oui. Au point même de transcrire quasi textuellement des formules liturgiques(12) telles que « formule liturgique : « Notre-Seigneur-Jésus-Christ qui vit et règne dans tous les siècles des siècles » ou « il le bénit, lui enseigna sa croyance et le baptisa au nom du Père et du Fils et de l’Esprit Saint ».
Mais il recèle aussi toute une dimension sapientielle et même quelques pépites de vocabulaire.
Les formules de sagesse peuvent être développées, comme lorsqu’il définit la miséricorde(13), mais aussi assez ramassées(14) : « Toute cette vie est de cure, et l’autre est de don. Si tu veux bien ouvrir les yeux du cœur pour contempler la lumière du ciel, ouvre les yeux du corps pour regarder la pauvreté de ce monde et la vanité de toutes choses terriennes. ». Et parfois même presque percutantes, avec cette formule(15) au sujet des richesses : « ceux qui en ont beaucoup n’en ont pas du tout, et ceux qui en ont peu n’en ont pas grand dommage ».
Restent les curiosités grammaticales et de vocabulaire, et les amateurs savoureront(16) cet imparfait du subjonctif : « aussi n’était-il pas convenant que pour cela je souffrisse que tu vinsses me voir », l’expression(17) « le roi Avennir se repentit de cœur et de bouche », ou(18) « Il souffrit en ces deux années tant de mésaises ».
On tient donc là un ouvrage qui ravira tant les érudits que, du fait de sa traduction en français moderne, les curieux qui ont envie de se rendre compte de ce que pouvait être la pensée religieuse au 13e siècle. Si le style est parfois lourd et sa forme dialoguée sans véritable surprise, il est loin de tomber des mains tant on y fait des découvertes à chaque page.
Pierre FRANÇOIS
« Barlaam et Josaphat ou le Bouddha christianisé », anonyme du 13e siècle traduit en français moderne par Jean Marcel. Gope éditions, 435, route de Crédoz, 74930 Scientrier. 158 pages, illustrations, ISBN 979-10-91328-41-8, 14,70 €.
(1) p. 99.
(2) p. 119 et ss.
(3) On retrouve ici la conséquence d’une lecture simpliste de la Genèse.
(4) p. 56
(5) p. 49
(6) p. 35
(7) p. 130
(8) p. 17
(9) p. 45
(10) p. 53
(11) p. 47
(12) p. 77, 113
(13) p. 140 : « La miséricorde gît en deux choses : en la pensée et dans les œuvres. Celle de la pensée est une modération du tourment que l’on conçoit pour les maux d’autrui ; la miséricorde dans les œuvres est de trois sortes : quand nous épargnons ceux qui ont méfait envers nous, quand nous venons en aide aux nécessiteux, et quand nous ramenons les errants dans la voie de vérité. De ces sortes de miséricordes en pensée et en œuvres, l’une ne suffit pas sans l’autre ; car si j’ai pitié du malheur de mon prochain et que je ne l’aide pas en ce qui est en mon pouvoir, ce n’est pas miséricorde. Et s’il advient par aventure que je l’aide et n’aie pas pitié de son malheur, ce n’est pas non plus miséricorde. ».
(14) p. 94-95
(15) p. 69
(16) p. 84
(17) p. 133
(18) p. 145