Étonnement détonant.
D'un point de vue esthétique, ce spectacle est très réussi. On croit complètement au jeu des comédiens, notamment celui du personnage de Roy, exceptionnel. Les dialogues, parfaitement contemporains au point de faire une large part à l'argot, sont on ne peut plus oraux, donc crédibles. Les effets (lumières, chute d'accessoires…) sont nombreux mais toujours à propos, de même que les scènes de nus. La longueur de la pièce (quatre heures) ne se ressent pas tant le rythme est bien maîtrisé.
La pièce, qui décrit le désarroi de quelques hommes et femmes au début des « années sida », traduit parfaitement les interrogations et la panique sourde qui s'empare de chacun. Elle est en même temps un examen de conscience de la société américaine. Sans concession, car tout y passe, du racisme au rejet des malades en passant par une critique en règle de la politique des Républicains (la pièce a été écrite sous l'ère Reagan).
Elle met en valeur la force de vie qui anime chacun, malgré ses contradictions, et la façon dont tous se posent des questions essentielles et y répondent en bricolant leur vie comme ils peuvent. Les dialogues sont toujours vifs et souvent comiques. Ainsi peut on entendre « -Je suis mormone. -Je suis homosexuel. », « je veux mourir, le pire, c'est la vie… faite d'horreurs ». Les interrogations philosophiques et religieuses traversent toute la pièce, et sont aussi détonantes que le reste du texte. « Je ne sais plus ce que je crois », dit l'un, tandis que l'autre, juif, lui assène : « Les catholiques croient au pardon, les juifs, eux, croient à la culpabilité ».
De ce dernier point de vue, la pièce est particulièrement intéressante, mais il ne faut pas se méprendre sur le terme, qui est utilisé ici d'un strict point de vue sociologique. Dieu est sans cesse amené dans le débat, mais pour mieux l'écarter de l'action des hommes. Un ange intervient pour sacrer un des personnages en tant que prophète (mais la prophétie ne serait-elle pas le virus lui-même, s'interroge ce dernier). Ainsi, même si on n'adhère pas aux théories soutenues (qui dérivent souvent de débats ayant lieu dans la religion juive, car la pièce est également marquée par ce contexte) ou si on se sent violenté par les scènes explicites de drague homosexuelle (mais qui ne tombent jamais comme un cheveu sur la soupe), on ne peut qu'être intéressé par la façon dont une société en plein bouillonnement s'interroge ou se trouve une mystique aux accents anarchistes (Dieu est évacué) ou païens (place prédominante de la sexualité à raprocher des anciens cultes de la fécondité) tout en acceptant l'idée du divin et de la prière.
La seconde partie de la pièce est bien moins violente que la première, ce qui n'est pas un mal car, pour peu que l'on soit perméable aux émotions émises par le plateau, on est assez secoué. Bref, on a là une pièce riche et forte, très bien interprétée, souvent moralement dure, mais que les amateurs avertis apprécieront.
Pierre FRANÇOIS
« Angels in America », de Tony Kushner, traduction de Gérard Wajcam et Jacqueline Lichtenstein (version écourtée avec l'approbation de l'auteur). Mise en scène : Aurélie Van Den Daele. Avec : Antoine Caubet, Emilie Cazenave, Grégory Fernandes, Julie Le Lagadec, Alexandre Le Nours, Sidney Ali Mehelleb, Pascal Neyron, Marie Quinquempois. Du mercredi au dimanche jusqu'au 6 décembre au Théâtre de l'Aquarium, Cartoucherie, route du champ de manœuvre, 75012 Paris, tél. : 01 43 74 72 74. 4 h 30 avec entracte, intégrale du vendredi au dimanche, première partie le mercredi, seconde partie le jeudi.
Photo : Pierre François.