Livre : La Zone du dehors, par Alain Damasio ; édition princeps chez CyLibris en 1999, rééditions (dans une version légèrement différente) aux éditions La Volte en 2007 puis en livre au format de poche Folio/Gallimard en 2009.

Profondément humaniste, par Clara.
Alain Damasio emporte de lecteur dans un futur proche alors que la guerre menace l'humanité d’extinction. L’action se passe en 2084, Alain Damasio fait évidemment référence au « 1984 » de George Orwell.
Partant d'un scénario assez classique de la science-fiction, Alain Damasio alterne une action rapide et une réflexion personnelle et profonde sur l'avenir et le sens de l'humanité. Il manie la langue française avec talent, ce qui lui permet de ne jamais tomber dans le cours magistral et ennuyeux de philosophie. Pourtant, au travers de l'histoire des personnages, il distille ses croyances et ses pensées. Ainsi, « sans violence aucun pouvoir ne s'est jamais senti menacé ». Ou « Réfléchir, c'est fléchir deux fois », et encore : « J'aimerais vivre comme l'herbe pousse ».
L'auteur pratique une langue française poétique et renouvelée par des trouvailles inspirées du vocabulaire du vent. Ses personnages racontent chacun leurs luttes, leurs motivations, avec des psychologies complexes qui les rendent réels, criants de vérité. Ils sont éminemment crédibles ; on s’y identifie facilement. Cette fiction résonne fortement avec l'actualité des « gilets jaunes » et le besoin de construire une société plus juste et solidaire.
Ce récit d'anticipation,(inspiré par Michel Foucault) introduit le lecteur sur Cerclon I, une cité de plusieurs milliards d'individus, construite sur un satellite de Saturne et soumise à un contrôle permanent. La vie est rendue possible par la technologie, mais cette survie a un prix : le renoncement de chacun à sa personnalité, la déstructuration de l'individu.
Pour échapper à la mort, les Terriens ont accepté une dictature à peine déguisée, où chacun est noté en permanence et où le classement des citoyens les déshumanise. Les hommes n'ont plus de nom mais une suite de lettre qui révèle leur classement, dans ce monde sans véritable dessein.
Ils ont quitté la Terre pour vivre dans un univers clos, en dehors duquel toute vie semble impossible. Cinq hommes, regroupés dans un mouvement nommé La Volte, se lèvent contre cette perte de liberté et la pensée unique. Très vite, ils rassemblent autour d'eux tous les laissés-pour-compte qui veulent agir pour une vie meilleure.
Le roman commence à toute vitesse avec l'évasion du héros, Captp, en dehors de la cité, dans la zone du dehors qui cristallise toutes ses envies de liberté, de fuite, d'amour. Ses habitants sont prêts à tout perdre, mais pour gagner beaucoup, au nom de leur idéal.
L'action rapide est soutenue par les théories humanistes de l'auteur, grandement inspirées de Gilles Deleuze, Jorge Luis Borgès et Friedrich Nietzsche. Sont ainsi exposées toutes les doctrines anarchistes, rendues simples et intelligibles, mais qui ne s'arrêtent pas à « chacun a le droit de faire ce qu'il veut ». Il s'agit bien d'une réflexion plus profonde sur ce qui donne de la valeur (morale) aux actions humaines et du sens à la vie. Vivre plutôt que simplement survivre. Être plutôt qu'avoir.
Loin d'un affrontement brutal entre deux forces en présence et deux conceptions du monde, « La Zone du dehors » est un plaidoyer subtil qui prend en compte les doutes, les trahisons et l'envie de réussir au détriment des autres. Et dénonce les mécanismes sociaux que nous subissons parfois inconsciemment.


Extraits

« Nous ne finissons pas de payer nos révolutions. Les hommes naissent libres et égaux en droit. Quelle folie, quelle inconscience dans une telle déclaration ! Et voilà trois siècles que les gouvernements du monde se débattent avec cette folie, avec cette liberté dont personne ne sait que faire. Comment gouverner un peuple qui se dit libre ? Comment gérer la liberté ? Nos rois avaient Dieu, les valeurs transcendantes, la religion ; nos empereurs la discipline ; nos tyrans la terreur… Mais nous, que nous a-t-on laissé ? Ne se devait-on pas d'innover ? La démocratie pure, sans défaut et sans tache, peut-être est-ce ce dont vous rêvez, monsieur Capt, mais c'est l'anarchie.
— Exactement.
— Comprenez donc qu'il fallait que son avènement soit doublé, et comme contrebalancé par un surcroît de contrôle, opéré politiquement par le vote qui brise l’expression individuelle du pouvoir, économiquement par les circuits de consommation où nous fait graviter le capitalisme, socialement par la discipline du Clastre…
— Et psychologiquement par la diffusion de l'Opinion qui assure la circulation optimale du « bon sens ». Alors l'imitation et le conformisme se propagent en coulée de ciment et pourvoient à la cohésion de corps social. ».


Courte biographie de l'auteur
 

Né à Lyon en 1969, Alain Damasio a rencontré un succès grandissant, dans le domaine de la science-fiction, grâce au bouche-à-oreille, depuis la parution en 2004 de son deuxième roman, « La Horde du contrevent », (qui a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire en 2006; une adaptation en bd est en cours, dont le premier tome est paru en 2017 chez Delcourt). Il explique sa prédilection pour les récits polyphoniques, et pour le travail physique, physiologique de la langue, par un besoin vital d’habiter plusieurs corps, et de se laisser lui-même habiter.
Amplement salué par la critique, Alain Damasio construit une œuvre rare et puissante. Il invente un nouveau langage sans concession ni compromis.
« Serf-made-man ou la créativité discutable de Nolan Peśkine » a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire 2018 dans la catégorie meilleure nouvelle.
De nombreuses nouvelles, publiées de-ci de-là, ont été rassemblées dans le recueil « Aucun souvenir assez solide », publié chez Gallimard.
Alain Damasio a participé à l'ouvrage collectif « Au bal des actifs » (éd. La Volte, 2017), véritable réflexion sur la place du travail dans la société à venir (dans lequel prend place la nouvelle « Serf-made-man… »). Le travail est un thème majeur de nos sociétés occidentales, enjeu canonique des élections présidentielles, première cause de mouvements sociaux lors de la Loi El Khomri et de dossiers dans la presse.
Entre disparition et retour au plein-emploi, les écrivains de science-fiction prennent parti. Lorsque les éditions La Volte lancent, le 1er mai 2016, en pleine ébullition de « Nuit Debout », l’appel à textes qui conduira au « Bal des actifs », les ambitions levées pour les auteurs sont claires : dans un monde aux mutations autant espérées que redoutées, anticiper et projeter les transformations possibles du Travail.
« Parce que je n'accepte pas qu'on nous gère pour mieux nous piétiner ensuite. La liberté est pour moi ce dehors, intérieur à chacun de nous, dont ceux qui nous gèrent voudraient tant faire un Zone. Ou mieux : une norme.
Sachons nous ouvrir pour agrandir cette poche, qui est poumon et vent pulsif. Osons même élargir la cicatrice et refuser le cocon consumériste. ». Une édition théâtrale de « La Zone du dehors » a eu lieu entre 2014 et 2015, mise en scène par Thomas Lihn et jouée par Benjamin Mayet. On peut encore en voir la présentation sur https://vimeo.com/119118784.
Clara
Voir aussi :
Éditions La Volte : lavolte@lavolte.fr
https://lavolte.net/auteurs/alain-damasio/
www.editionsmondelibertaire.org
http://endehors.net/
editions@federation-anarchiste.org
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Foucault
https://fr.wikipedia.org/wiki/Structuralisme
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gilles_Deleuze
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jorge_Luis_Borges
https://fr.wikipedia.org/wiki/Friedrich_Nietzsche

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