Socio-politique, débat : L’animal n’est pas un objet, mais un agent moral. Par Cédric Sueur, maître de conférences en éthologie, primatologie et éthique animale au CNRS, à l’université de Strasbourg. In The Conversation du 2 février 2022.

L’animal comme agent moral. Sam Carter/Unsplash, CC BY-SA

Cédric Sueur, Université de Strasbourg

L’utilisation de l’animal dans nos sociétés se voit aujourd’hui bouleversée. De nombreuses personnalités ou associations critiquent la manière dont l’humain traite ses semblables non humains, que ce soit dans l’industrie agroalimentaire, les divertissements ou la recherche scientifique. Pour diminuer le nombre d’animaux dans la recherche ainsi que leur stress, beaucoup de progrès ont été et sont toujours réalisés. Malgré cela, de nombreuses désapprobations sont encore soulevées par les associations et les scientifiques.

Certes, la réglementation encadre l’utilisation scientifique de l’animal, mais la légitimité de certaines recherches peut encore être remise en cause. Aussi, la question de la responsabilité des chercheurs se pose quant au respect de la fameuse règle des « 3R » : « remplacer » lorsque possible l’animal par des tissus ou des modélisations numériques, « réduire » au maximum leur nombre et « raffiner », soit œuvrer au mieux pour leur bien-être. Ce constat n’est pas restreint à la recherche, mais s’étend à toute utilisation animale.

Le principe des 3R peut tout à fait s’appliquer à l’industrie de la fourrure, du divertissement ou de l’alimentation. Il s’agit de revoir la légitimité de l’humain à utiliser l’animal en particulier quand des alternatives existent, remplaçant son utilisation (par la fourrure synthétique ou de la viande cellulaire) et diminuant sa souffrance (avec des animaux élevés en plein air par exemple).

Les animaux présentent différents degrés de conscience

En effet, plusieurs recherches montrent aujourd’hui que de nombreuses espèces animales que nous utilisons tous les jours dans nos vies sont capables de ressentir la douleur, mais aussi d’être conscientes de cette douleur et d’agir en conséquence pour la diminuer et se placer dans des conditions plus optimales de bien-être. Pierre Le Neindre, responsable scientifique de l’expertise scientifique collective sur la conscience animale de l’INRAE, et ses collaborateurs publient en 2018 un livre scientifique intitulé La conscience des animaux et qui explique très bien les différents niveaux de conscience et quelles espèces les possèdent.

Pour simplifier, il existe trois niveaux de conscience. La conscience d’accès est la conscience de son environnement et le fait d’agir en fonction de cet environnement. En fait, la plupart des espèces ayant un système nerveux central et capable d’apprentissage possèdent cette conscience d’accès. Les spongiaires, les cnidaires ou les cténaires, par exemple, ne la possèdent pas. Un robot aspirateur nettoyant votre maison en faisant attention aux meubles ou bordures possède une conscience d’accès.

La conscience phénoménale caractérise le ressenti ou le vécu permettant de s’adapter aux situations et faisant intervenir les émotions et d’autres capacités cognitives comme la mémoire épisodique ou la métacognition, c’est-à-dire « je sais ce que je sais » ou « je sais ce que je ne sais pas ». Par exemple, nous pouvons apprendre à un animal à reconnaître la couleur bleue et la couleur rouge en tapant sur un écran tactile. Quand il sait reconnaître ces couleurs, vient la phase de test : à droite se trouve par exemple la couleur bleue, à gauche la couleur rouge et au milieu la couleur test. Si la couleur test est rouge, alors le sujet appuie à gauche de l’écran tactile. Une troisième phase peut être présentée avec un bouton joker qui signifie « je ne sais pas ». Si la couleur présentée est connue de l’animal (soit rouge ou bleue), alors il n’appuiera pas sur le bouton joker mais à droite ou à gauche de l’écran. Il indique qu’il sait ce qu’il sait. Par contre si la couleur présentée est du violet, ou du vert, alors le sujet appuiera sur le bouton joker indiquant qu’il sait ce qu’il ne sait pas.

De tels tests dits de jugements cognitifs ont ainsi pu montrer que des poules, des pigeons, des rats ou encore des singes étaient capables de dire s’ils étaient sûrs ou non de leur réponse et donc de leur savoir. Ces tests ont été effectués sur des couleurs, comme présentés au-dessus, mais aussi sur des formes (carrés, ronds, octogones, etc.), des sons de fréquence différente ou des cachettes spatiales.

Enfin, la conscience de soi est la capacité de se placer dans son environnement social, de savoir que l’on existe et que nous pouvons agir sur nos conspécifiques. Cette conscience fait intervenir le concept de théorie de l’esprit permettant d’attribuer des niveaux d’intentionnalité aux autres animaux, allant du suivi du regard aux croyances. L’attribution de croyances a été par exemple prouvée chez les grands singes ou les éléphants, comme les notions d’empathie ou de moralité si chères au primatologue Frans de Waal.

Les animaux sont des acteurs de leur environnement et de leur société

Les différentes recherches en éthologie montrent donc qu’il est urgent de ne plus considérer l’animal non humain comme un objet. Aujourd’hui, le Code rural et le code civil considèrent l’animal comme un être sensible, lui donnant le statut de patient moral. Mais il est nécessaire d’aller plus loin et lui donner le statut d’agent moral.

L’agentivité est la capacité d’un individu, appelé acteur, à agir dans et sur un environnement donné. Cette définition peut cependant devenir plus étroite si la subjectivité du sujet, animal ou humain, est considérée, c’est-à-dire au minimum sa conscience phénoménale. Blattner et ses collaborateurs affirment qu’il faut passer du temps avec les animaux, apprendre d’eux et avec eux, et être prêts à réagir et adapter notre processus d’étude par le biais de nos relations avec eux. Ainsi, les animaux ne devraient plus être considérés comme de simples objets de connaissances ou de matières premières, mais comme de véritables producteurs de connaissances et à ce titre, de véritables collaborateurs.

A fortiori, cela demande que nous nous rendions compréhensibles pour les animaux. Une telle coopération n’apparaît possible aujourd’hui que pour certaines espèces animales, comme les primates, les cétacés, certains oiseaux, dont les perroquets ou les corvidés, les carnivores sociaux ou encore les céphalopodes. Cependant, nous ne devons pas hésiter à étendre ce cercle, car d’autres espèces animales sont sûrement capables de comprendre nos intentions de chercheurs. En effet, lorsque nous laissons trop peu de place aux actions libres et propres des animaux, les capacités véritables dont ils sont capables sont obscurcies. Par exemple, semblant encore irréelle il y a quelques années, l’utilisation de tablettes tactiles par des macaques, ou de joysticks chez des rats et des cochons est de plus en plus utilisée pour comprendre la cognition animale.

Les animaux sont des acteurs des sociétés humaines

Plusieurs chercheurs tels Vinciane Despret ou Baptiste Morizot ont écrit des essais afin de montrer que l’animal pouvait être utile à nos sociétés. Reprenant ce concept d’agentivité animale, de nombreux auteurs ont imaginé des fictions dans lesquels l’animal, de la fourmi (Les fourmis de Bernard Werber), au chien (L’éveil de Jean-Baptiste de Panafieu) au chimpanzé (Mémoires de la jungle de Tristian Garcia), devient un personnage principal instigateur des enjeux de l’histoire.

Le but de l’auteur est bien de sortir l’homme de son anthropocentrisme et de lui donner les éléments d’une nouvelle façon de penser, plus ouverte et avec moins de barrières comme le propose Frans de Waal dans Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ?. Dans le polar Kamikaze Saru. Le singe cobaye, j’essaie de faire comprendre l’éthologie et l’agentivité des macaques japonais : trois animalistes (membres d’association de protection animale) et des dizaines de singes meurent dans l’explosion d’un laboratoire.

Au fil de leur enquête, les inspecteurs découvrent la complexité de la recherche animale. Qui croire dans cette guerre éthique, chercheurs ou animalistes ? Jusqu’où peut-on justifier l’utilisation d’animaux intelligents quand il s’agit de sauver des vies ? Dans cette fiction comme dans le réel, l’animal est un acteur dans nos sociétés. Et il est temps de le considérer comme tel.

Dans les années 60, les économistes ont inventé le terme de capital humain pour mesurer l’ensemble des connaissances, aptitudes, expériences, talents, et qualités accumulées par une personne. Selon le concept d’agentivité animale, la notion de capital animal se voit ainsi étendue du simple matériel (l’alimentation et le vestimentaire) à celui de social, de culturel, et d’écologique. En effet, de nombreux animaux aident les humains d’un point de vue social, directement en lui tenant compagnie et indirectement en créant des connexions. D’un point de vue culturel, de nombreuses connaissances sont apprises et utiles à l’homme en observant les animaux, ce qui est couramment appelé biomimétisme ou bioinspiration. Finalement, les espèces animales ont chacun un rôle écologique nécessaire au fonctionnement des écosystèmes. Adopter ainsi une ontologie plus animiste pourrait aider l’humain à s’inscrire dans un développement durable.

Cédric Sueur, Maître de conférences en éthologie, primatologie et éthique animale, CNRS, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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