Théâtre : « Saccage », de et mis en scène par Judith Bernard à la Manufacture des Abbesses, à Paris.

Une leçon.
Dire de « Saccage » que c’est une pièce captivante est vrai. Et faux : c’est un monument. De ceux qui vous laissent aussi étourdi qu’émerveillé une fois la visite achevée. Car « Saccage » est ce qu’on appelle du théâtre politique documenté. Qui a su éviter l’écueil de la pédagogie ennuyeuse alors pourtant qu’on y décèle une ou deux longueurs. En effet, si pédagogie et documentation il y a, c’est toujours sous l’angle le plus vivant, le plus comique aussi. Ce n’est pas parce que l’on sent une discrète sympathie pour la façon dont les marginaux font évoluer la société que ces personnes sont idéalisées. Au contraire, la pièce ne cesse de montrer leurs failles, leurs contradictions, leurs tics dogmatiques et leurs tocs organisationnels. Et nous d’en rire, sans se rendre compte qu’à travers ce spectacle c’est toute une théorie de la valeur de l’expérience marginale et de l’impossibilité pour tout pouvoir d’envisager que quelque chose puisse émerger en dehors de son moule qui nous est servie. Convaincante d’ailleurs : qu’il s’agisse de la fac de Vincennes ou de Notre-Dame des Landes, force est de constater qu’il n’en reste pas pierre sur pierre. Force est aussi de constater qu’à l’étranger tout a été fait pour rendre inaudibles des expériences comme celles du Rojava ou du Chiapas.
La pièce montre la vie des activistes et comment leurs divisions – partie intégrante de leurs expériences puisqu’elles ont pour point commun l’admission des différences en vue de les surmonter – causent leur mort aussi certainement que l’utilisation d’un arsenal juridique et médiatique par les gouvernements.
La troupe manie l’art dramatique, qu’il s’agisse du jeu, du son ou du choix des accessoires, avec un art consommé. Tout ou presque est symbole. Certes, certains sont d’une évidence relative (l’écran-lune, par exemple), mais tous sont logiques entre eux, même les plus discrets (la présence plusieurs fois évoquée des oiseaux). Et, même si on a déjà mentionné la force comique de ce spectacle, il convient de signaler le morceau de bravoure que constitue l’unique cours – très chahuté – de Lacan à Vincennes. On en redemanderait presque tant le jeu d’acteur autant que le texte – repris de la transcription de celui prononcé à l’époque – sont irrésistibles de drôlerie et d’authenticité. Le spectacle étant donné par des comédiens en alternance, on peut aussi assister, à condition de revenir et dans un genre complètement différent à un cours de Michel Foucault qui, lui, avait adhéré à l’expérience.
Bref, on tient là une pièce aussi réussie dramatiquement qu’instructive intellectuellement.
Pierre FRANÇOIS
« Saccage », de et mis en scène par Judith Bernard. Les dimanches à 12 h 15 jusqu’au 29 novembre à la Manufacture des Abbesses, 7, rue Véron 75018 Paris. Avec Judith Bernard, Caroline Gay, Marc Le Gall et Jean Vocat. http://www.manufacturedesabbesses.com/theatre-paris/saccage/

Photo :Thomas Geffrier.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *