Socio-politique, histoire : Cinq scénarios pour imaginer le futur des relations entre l’homme et l’animal. Par Anne-Laure Thessard, doctorante en sémiotique à la Sorbonne. In The Conversation du 2 janvier 2017.

Dávid Kótai/Flickr, CC BY-SA

Anne-Laure Thessard, Sorbonne Université

Au sein de la technosphère contemporaine, l’impact des activités humaines sur la nature intensifie et complexifie les rapports que l’humain entretient avec la nature et les animaux ; l’existence de ces derniers est ainsi économiquement, écologiquement et techniquement assujettie au traitement que leur réservent les êtres humains.

Dans ce contexte toujours plus mécanisé, les maltraitances et les violences commises principalement sur les animaux de rente ont récemment fait l’objet d’un écho inédit avec la mobilisation d’associations comme L214 ou Peta.

En fait, qu’il s’agisse d’animaux sauvages, de rente ou de compagnie, la question de la frontière entre les espèces et de la valeur de l’animal – « outil » ou « être à part entière » – mobilise de plus en plus l’opinion.

En décembre dernier, un rapport ministériel de prospective paraissait, proposant cinq scénarios au sujet de l’évolution du rapport entre humains et animaux à l’horizon 2030. Au sujet de l’animal, ce rapport spécifie que « son devenir est incertain car les sources d’inflexion sont nombreuses ».

Ces trois principaux facteurs d’inflexion concernent le contexte économique, la situation écologique et l’évolution des représentations humaines à l’égard des animaux. Trois questions parcourent ainsi l’ensemble du rapport : le rapport homme-animal deviendra-t-il l’un des enjeux structurants de la société française, de son système alimentaire, et des évolutions du monde agricole et rural ? Sera-t-il au contraire un thème marginal, subordonné à d’autres facteurs plus déterminants ? Sa mise en débat et sa gestion seront-elles pacifiées ou conflictuelles ?

Scénario 1 : la sobriété forcée

« Dans un contexte de sobriété forcée et de tensions sur les ressources, le sort des animaux évolue, sous contrainte économique, par une meilleure reconnaissance de leurs utilités sociales. »

Dans ce premier scénario, les animaux subissent moins de mauvais traitements dans le but d’optimiser leur exploitation. L’animal est ainsi toujours conçu comme outil, déterminé par l’usage humain et est envisagé comme « solution écologique, pratique, et surtout peu onéreuse ».

Dans ce contexte économique contraint où les microfilières se développent, « les mouvements les plus radicaux, positionnés sur la dénonciation de toute forme d’exploitation animale, perdent en audience ». Les microfilières assurent auprès du public de « garantir le respect animal en abattoir » et promeuvent la pratique de la « ferme ouverte ». En outre, la contrainte économique alliée à la nécessité du maintien de la biodiversité réduisent la préoccupation vis-à-vis des animaux à quelques « animaux-symboles ».

Dans ce scénario de « sobriété forcée », l’animal demeure une ressource, c’est-à-dire un outil pour l’être humain : il est une source d’alimentation, une variable d’optimisation dans la gestion de l’environnement et un compagnon au statut fonctionnel.

Visite à la ferme. Brian Boucheron/Flickr, CC BY

Scénario 2 : la sobriété environnementale choisie

« Dans un contexte économique très favorable, […] les animaux sont très présents, visibles et intégrés aux collectifs humains, avec une utilité sociale et une reconnaissance élevées. »

Dans ce second scénario, l’approche de « la santé globale » (one health) qui inclue le respect de l’environnement, prévaut dans la société française. Autour des années 2020, l’opinion publique s’entend autour de l’idée que la mise à mort fait partie de « l’ordre des choses ». Suite à la correction des abus de traitements infligés aux animaux de rente, l’émotion suscitée dans le milieu des années 2010 par les thèses antispécistes s’essouffle, laissant place à une « une relégitimation de l’abattage des animaux ».

Dans ce contexte économique favorable, le consommateur a une plus grande incidence sur l’offre des produits de consommation. Les Français réduisent leur consommation de viande animale et souhaitent favoriser « l’agrobiodiversite ».

En outre, du point de vue écologique « la non-soutenabilité de la trajectoire actuelle, amène(nt) progressivement un changement du regard dominant sur la place de l’humain dans la nature ». La cohabitation entre les hommes et les animaux, mêmes sauvages à l’image du loup, est renforcée par le développement de « centres d’expérimentation de nouvelles cohabitations entre hommes et animaux sauvages », ainsi que par la diversification du compagnonnage animal (les cochons, chèvres, poules sont aussi des animaux de compagnie).

Dans ce scénario, bien que les animaux soient davantage intégrés à la société, ils n’ont toujours pas de droits fondamentaux et demeurent, pour certains, des ressources : « Sans acquérir le statut juridique de personne morale, les animaux voient leurs “droits” […] augmenter, quelles que soient leurs “fonctions” ».

Scénario 3 : l’hypermécanisation des rapports

« Dans ce troisième scénario, la situation est économiquement dégradée, socialement sensible […]. On assiste à une massification et une automatisation des rapports sociaux, comme des rapports à l’animal. »

La crainte d’attaques biologiques terroristes, l’intensification de l’élevage industriel et la dégradation écologique générale, portent l’attention sur les risques zoonotiques, et font passer la santé publique avant « les préoccupations éthiques et même économiques liées aux soins animaux ».

L’intensification de l’automatisation généralisée conduit à intégrer la filière agricole à des filières « bioéconomiques » plus vastes. La demande en produits agricoles poursuit sa forte hausse, bien que l’offre française soit concurrencée par des pays produisant à moindre coût. La production est réduite à quelques races d’animaux de rente dans un souci d’« d’écologie industrielle ».

Par ailleurs, les innovations en matière de protéine animale participent à menacer le statut des animaux de rente, qui deviennent moins intéressants économiquement et écologiquement parlant. Dans le même temps, la distinction entre les animaux de rente et les animaux de compagnie s’épaissit. Ces derniers sont en concurrence avec les robots de compagnie, dont l’usage se répand petit à petit après les années 2020. De sorte que, « les statuts juridiques accompagnent cette évolution, avec une différenciation normative fondée sur la fonction sociétale et la “destination” de l’animal ».

Dans ce contexte général particulièrement dégradé, les animaux sont souvent identifiés aux nuisances qu’ils peuvent occasionner. Ainsi, ils sont réduits à des « variables d’ajustement ». Pourtant, la contestation du traitement infligé aux animaux continue à revenir par vague : « À l’Assemblée nationale, le club parlementaire antispéciste, créé en 2027, parvient à mettre en débat l’abolition de la mort utilitaire, mesure qui semble pour beaucoup irréaliste mais qui témoigne d’une contestation croissante et de plus en plus agissante ».

Scénario 4 : éthique et durabilité

« Dans une économie prospère, dominée par les enjeux et visions des urbains, la question animale devient centrale à mesure que les interactions hommes-animaux se réduisent. »

La prospérité économique permet une meilleure action écologique et une prise en compte éthique intrinsèque de l’animal. Ainsi, « les défenseurs du statu quo sont mal perçus. Le respect des animaux devient un sujet très politisé, partout où ces derniers sont “exploités” et menacés ». Globalement, l’éthique, la durabilité et la santé globale deviennent des enjeux majeurs.

La production est centrée sur les produits végétaux, notamment par le soutien de la Silicon Valley qui investit « dans la recherche et le développement de produits de substitution » ; et 55 % des moins de 30 ans s’orientent vers une alimentation limitant les produits d’origine animale.

Du point de vue écologique, « à compter de la loi biodiversité de 2023, un véritable quadrillage environnemental, limitant parfois fortement les activités humaines. […] il ravive les débats sur la place de l’homme, de la nature et de l’animal sauvage ».

Le régime végétarien fera-t-il de plus en plus d’adeptes ? Shawn Allen/Flickr, CC BY

En termes juridiques, le statut de l’animal évolue significativement. Celui de l’animal de compagnie devient proche du statut d’une personne dépendante ; celui des animaux d’élevage et des animaux sauvages suit la même dynamique ; l’expérimentation animale est abolie au profit du développement d’alternatives telle l’expérimentation sur tissus in vitro (ce qui délocalise certains domaines de la recherche pour lesquels le modèle animal ne peut pas encore être remplacé).

Dans ce contexte favorable à une modification du modèle économique agricole en faveur de la production massive de produits végétaux (bien que certains rares animaux – en races et en nombre – continuent à être élevés pour être consommés), l’animal d’élevage est « exfiltré » de la société. Paradoxalement, cette configuration donne l’opportunité de penser des droits pour les animaux, en dehors de toute fonction préconçue.

Scénario 5 : prospérité et indifférence

« Dans une société prospère, individualiste, largement dépolitisée malgré des inégalités marquées, la question animale se dilue en une pluralité de logiques sectorielles. »

Dans ce dernier scénario favorable économiquement, l’individualisme et les choix utilitaristes priment sur toute considération éthique et ce dans tous les domaines : « Les logiques sectorielles (économiques, sanitaires, écologiques, etc.) s’autonomisent, dans une réelle indifférence du public ». Courant 2030, la question alimentaire est sortie du débat public.

Économiquement parlant, dans cette logique individualiste et sectorielle cohabitent différentes communautés alimentaires basées sur les protéines végétales, les insectes et la viande in vitro. La consommation de viande animale persiste, via des élevages intensifs ou des circuits courts. https://www.youtube.com/embed/Vntkmo_owKY?wmode=transparent&start=0 «La viande in vitro, bientôt dans nos assiettes ?», un documentaire de Véronique Préault diffusé par Arte (Locavore de Bretagne, 2015).

Des « zones d’intérêt écologique prioritaire » sont circonscrites afin de maintenir la biodiversité. La place des animaux sauvages y est secondaire et utilitaire :

« Progressivement, la notion de protection des animaux sauvages s’efface et intègre une logique de gestion écosystémique paysagère jugée plus pertinente. »

Dans le même ordre d’idée, la logique du soin globale (one health) implique un soin envers les animaux, uniquement dans la mesure où cela dépend de la sécurité sanitaire humaine ou que des impératifs économiques l’imposent.

Dans ce contexte centré sur l’individu : « Des innovations en robotique concurrencent puis limitent les interactions directes homme-animal ». L’indifférence généralisée implique un statu quo par rapport aux droits des animaux : « Pour la plupart des Français, l’attachement à leur animal de compagnie coexiste avec une certaine indifférence à l’égard des autres animaux ».

Un choix de société

Dans ces cinq scénarios de « futurs possibles » se dessine en filigrane une alternative : les animaux devraient-ils être conçus comme de purs outils et ressources exploitables ou bien pensés dans leur valeur intrinsèque ?

Dans un contexte d’hypermécanisation où les animaux d’élevage sont principalement traités comme des outils – et leurs besoins physiologiques primaires non respectés –, la question de la valeur intrinsèque de la vie des animaux s’impose plus clairement encore. Ce qui serait peut-être moins le cas dans une configuration économique d’élevage traditionnel, pour laquelle les conditions de vie élémentaire sont davantage respectées et permettent de laisser au second plan la question de la valeur intrinsèque de la vie animale.

La production intensive de produits d’origine animale polarise donc le questionnement contemporain sur la condition animale autour de l’alternative entre les « animaux outils » et les « animaux conçus pour leur valeur intrinsèque ».

Au zoo. Pardee Ave/Flickr, CC BY

Cette polarisation met la société en face d’un choix qui n’est plus seulement utilitaire, à savoir bien traiter les animaux destinés à la consommation humaine, ou poursuivre des mauvais traitements qui peuvent avoir un impact sur la santé humaine et sur l’environnement. La question animale prend une dimension éthique également centrée sur la valeur de la vie animale. En effet, est-il soutenable éthiquement et écologiquement de maintenir des processus et des pratiques violentes au regard du respect des êtres vivants ? Et si le respect des animaux est une question légitime, comment ne pas envisager des droits empêchant toute forme de violence subie par les animaux ? Par extension, si l’évolution des droits pour les animaux est légitime, condamner toute forme de maltraitance et de violence envers les animaux, ne passe-t-il pas par la promulgation de droits fondamentaux ?

C’est bien souvent la configuration économique et, dorénavant, écologique qui permet de statuer sur ces questions de représentation du vivant en général. Cela dit, le statut de l’animal et sa valeur intrinsèque sont des sujets qui intéressent de plus en plus l’opinion publique. Et si cet intérêt semble moins mesurable, il peut cependant jouer un rôle significatif et fondamental dans l’évolution de la société, des mœurs, dans la gestion économique et écologique, relatifs à la question animale, et plus généralement dans le rapport entre les humains et les animaux.

Anne-Laure Thessard, Doctorante en sémiotique, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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