Cédric Sueur, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Introduit par Ryder en 1970, le spécisme est une forme de discrimination basée sur l’espèce. Ce concept fait résonance au racisme et au sexisme. D’abord formulé pour montrer la supériorité que l’homme s’accorde par rapport aux autres animaux, le spécisme s’est ensuite élargi aux différences que les êtres humains font entre les espèces animales selon des critères multiples (taille, culture, proximité, usage).
Il est ainsi difficile, voire inimaginable, pour les Européens de manger du chien alors qu’ils mangent du porc. Pourtant, ces deux espèces peuvent être considérées comme égales à différents niveaux, comme la taille, la longévité ou l’intelligence. Peter Singer s’interroge donc sur les considérations que l’homme devrait apporter aux animaux et ainsi aux critères qui pourraient déterminer que l’un prévaut sur l’autre. Il stipule ainsi que « Tous les animaux sont égaux ». Il n’y a pas une égalité de fait entre les animaux, humains inclus, mais une égalité de droit. En effet, les humains ne sont pas égaux entre eux mais on leur accorde tous les mêmes droits. Singer questionne alors pourquoi il n’en serait pas ainsi avec les animaux. Pourtant, il définit bien que l’égalité de considération des intérêts n’est ni l’égalité de traitement ni l’égalité des vies.
En effet, tous les animaux n’ont pas les mêmes intérêts, mais ils ont tous, par contre, intérêt à ne pas souffrir. Si ainsi, une souris souffre ou ressent la douleur telle qu’un humain la ressent, pourquoi devrait-on utiliser cette souris pour une expérience douloureuse alors que nous n’utiliserions pas l’être humain pour cette même expérience ? Ceci est défini comme l’égalité de considération des intérêts. L’égalité de considération (à ne pas souffrir par exemple) n’est pas, selon Peter Singer ou Cass R. Sunstein, la même chose que l’égalité des vies.
Notre « schizophrénie morale »
Peter Singer dit ainsi que la vie d’un être possédant une conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces capacités. Il donne l’exemple très critiqué des cas marginaux humains. Prenez un être humain qui ne ressortira jamais de son coma, qui ne ressent rien et qui ne fera plus rien de sa vie : pourquoi ne pas faire des expériences biomédicales sur lui plutôt que sur un macaque conscient ?
Singer n’encourage pas ici les expériences biomédicales pour les personnes comateuses ou handicapées, mais illustre bien la « schizophrénie morale » qu’il y a chez l’homme et qui définit le spécisme. Par contre, il se base sur l’intérêt de vivre lié à la faculté de se représenter sa vie. Le simple fait de vivre n’est pas en soi un bien qu’il faut conserver, contrairement à ce que pensent les déontologistes comme Tom Regan ou Gary Francione, défendant le caractère sacré de la vie. En effet, Tom Regan stipula que pour avoir des droits, il faut avoir des intérêts, mais le fait de vivre montre un intérêt en soi. Donc être en vie implique des considérations et des droits, à ne pas être tué ou utilisé.
Un être humain grandit dans une société où il a un travail, travail pour lequel il est rétribué, respecté et au bout de quelques dizaines d’années, peut s’en acquitter pour une retraite. Lui interdire ses droits, c’est le rendre esclave. Personne ne pourra se révolter contre ceci. Pourtant dans nos sociétés, il y a des êtres qui « travaillent » sans avoir ni respect, ni retraite selon les théories animalistes. Ce sont parfois des chevaux de course finissant à l’abattoir, des chiens utilisés dans la recherche biomédicale puis euthanasiés. Pourquoi ces animaux, au même titre que l’homme ne pourraient-ils pas avoir une retraite ?
Ces questions, bien sûr, des associations de protection animale telles que le GRAAL ou White Rabbit, se les sont posées et ont ainsi créé la réhabilitation des animaux de laboratoire ou des animaux de course. Dans la même veine, Steven Wise a considéré que les chimpanzés, ayant une conscience de soi similaire aux hommes, ne devraient plus être en cage mais bien réhabilités dans des environnements adéquats. Avec le Non-human rights projects, Steven Wise se base sur les concepts présents dans l’habeas corpus – notion juridique énonçant une liberté fondamentale, celle de ne pas être emprisonné sans jugement – pour « libérer » des grands singes et même des éléphants maintenus dans de piètres conditions.
Tous les animalistes ne défendent pas une théorie des droits des animaux, pensant comme Carl Cohen or Emmanuel Kant que ces derniers ne sont pas forcément nécessaires à leur protection. Malgré cela, la théorie des droits des animaux fait son chemin, en étant de plus en plus précise quant aux particularités de chaque espèce. Ainsi, La Déclaration universelle des droits de l’animal, corédigée par la LFDA (Fondation droit animal ethique et sciences), a été proclamée solennellement le 15 octobre 1978. Cette déclaration ne remet pas en compte l’utilisation des animaux par l’homme mais incite au respect de l’animal en fonction de la sentience reconnue par la science de l’espèce à laquelle il appartient.
Une citoyenneté animale ?
De même, en 2011, Will Kymlicka et Sue Donaldson publie le livre Zoopolis, décrit comme une théorie politique des Droits des animaux. Les auteurs stipulent que les droits des animaux doivent être reconnus. Ils proposent trois catégories d’animaux : domestique, sauvage et liminaire (ici appartenant à deux états, sauvage mais urbain). Et pour chacune, trois modèles de vivre ensemble : la citoyenneté, la souveraineté, le statut de résident. À savoir comment reconnaître chez un coléoptère ou un mammifère les mêmes droits en tant qu’animal sauvage ou liminaire. La question de savoir si l’homme devrait considérer tous les animaux, seulement les vertébrés ou seulement les mammifères dans ces droits divers n’a pas encore été abordée. En 2015, pour la première fois en France, un master en éthique animale a été créé à l’Université de Strasbourg afin de soulever ces questions.
Pourtant, face à ces théories et initiatives, il faut bien se dire que l’homme n’est pas un animal comme les autres. Ceci se voit bien autour de nous. Quoi que les animaux savent compter et échanger, ils n’ont pas de billets de banque. Quoi que les animaux savent communiquer et ont des langages, ils n’ont pas l’écriture qui a permis à l’Homme cette accumulation culturelle avantageuse. Pour autant, donner des droits aux animaux signifierait-il rabaisser les hommes ? Il n’en est rien.
Bien sûr, certains (très peu) animalistes extrémistes se lâchent sur les blogs et préfèrent « expérimenter sur les prisonniers ». Des végétariens voudraient forcer les humains à ne plus manger de viande. Mais ces arguments ne sont avancés que par une minorité inondant les réseaux sociaux. Il ne s’agit pas en donnant des droits aux animaux, de diminuer ceux des hommes. Dire d’un côté « il ne faut plus que l’homme n’utilise aucune espèce animale », comme de l’autre « donner des droits aux animaux, c’est rabaisser l’homme », sont des arguments utilisés que par une minorité de personnes qui ont peu de connaissances soit en philosophie, soit en éthologie. L’éthique, c’est du bon sens comme Kant le soulevait :
« Les devoirs que nous avons en fait envers les animaux sont des devoirs envers l’humanité car les animaux sont un analogon de l’humanité. Un homme cruel envers les animaux le sera aussi envers les hommes. »
Comme le dit si bien Matthieu Ricard, prendre en compte la condition animale, c’est donc élever l’homme vers une humanité bien supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui ou encore que les philosophes ou sémioticiens, comme Astrid Guillaume ou Anne-Laure Thessard, appellent une humanimalité.
Cédric Sueur, Maître de conférences en Ethologie, Primatologie et Ethique animale, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.