Théâtre : Pionniers à Ingolstadt

« Pionniers à Ingolstadt » [1] est une pièce écrite par une des compagnes de Brecht, que ce dernier préféra garder dans l’ombre durant leur liaison. Autant dire qu’elle comporte des éléments autobiographiques et qu’elle sent le vécu (Ingolstadt est la ville natale de l’auteur ; la pièce date de 1928, sa tentative de suicide après leur rupture de 1930, chronologie intéressante quant aux signes avant-coureurs d’évènements dont il est impossible de partager le projet souffrant sans se faire taxer de folie...).

Dans le décor bavarois réaliste d’une salle de café se retrouvent le patron, son fils d’une timidité égale à son désir de conquérir la serveuse, cette dernière qui voit en un des pionniers de passage dans la ville un prince charmant à révéler à lui-même et l’amour comme un roman à l’eau de rose, une de ses amies qui multiplie les expériences physiques, une autre jeune fille à l’esprit aussi provincial que les premières et les autres pionniers, chef compris.

Tout ce monde trompe son ennui et ces jeux de séduction (et de jalousie) sont périlleux parce que ne cherchant pas à mettre en adéquation le cœur avec les idées professées. Ce point est très bien illustré par les comédiens.

On retrouve en partie dans la pièce mise en scène par Yves Beaunesne l’ambiance décrite par Renate Schostack , le critique allemand du « Frankfurter Allgemeine Zeitung » au sujet du film de Fassbinder : « l’atmosphère et le milieu social rappellent Le Bouc... la même atmosphère étriquée... l’ennui... qu’on essaie d’éloigner par des jeux sexuels... et finalement une tristesse sans sentimentalité sur la perte de l’amour. ».

Cela n’est pas étonnant, Yves Beaunesne confiant lui-même dans sa note d’intention concevoir les personnages, « principalement jeunes et populaire », comme des « gens qui veulent être libres et ne le sont pas », pris « dans ce rapport de violence, entre cynisme et sentimentalité », conviction fondée sur les propos même de l’auteur : « Dans une vie fausse, tout se fausse et l’amour devient aussi indispensable qu’intolérable ». En cela, la pièce est diablement actuelle... Et pose les questions qui sont les bonnes de toute éternité. Ce côté sombre de la pièce est – largement – sauvé par l’atmosphère humaine et finalement bienveillante qui s’en dégage.

La pièce jouée au Théâtre 71 de Malakoff jusqu’au 16 février [2] comporte en outre une importante partie musicale. Cette dernière est en parfaite adéquation avec le jeu et la mise en scène : on se croit complètement dans un bar provincial et on ne voit dans les chants entonnés par les pionniers, par exemple, que la représentation d’une réalité et non un style de comédie musicale.

Le jeu est fin, qui montre des personnages en évolution, parfois positive – le patron du bar – parfois douloureuse – les jeunes filles – mais crédibles au-delà d’une forme – diction parfois hachée, chants – qui induit un rapport particulier à ce qui se passe sur le plateau : on y croit, tout en réalisant être ailleurs que dans l’illustration simple de la vie réelle, parce qu’on se retrouve directement en phase avec les sentiments exprimés.

Pierre FRANCOIS