holybuzz
Accueil du site > Planète et mondialisation > EXPLORATION : Birmanie, terre de contrastes et d’ambiguités

EXPLORATION : Birmanie, terre de contrastes et d’ambiguités

mardi 9 octobre 2012, par Pierre François


Il y a des moments où un journalisme responsable oblige à ne pas confesser son métier ni interviewer quiconque. En effet, en Birmanie, si la sanction pour l’étranger qui pose des questions peut être l’expulsion – ce qui est quand même contrariant quand on vient de dépenser mille euros rien qu’en billet d’avion – le châtiment du Birman imprudent est la prison.
Il s’agissait donc d’ouvrir les yeux et de sentir la mentalité d’une population à la faveur des mille contacts qu’un « touriste » peut avoir avec elle. Après avoir, bien entendu, ingurgité une petite bibliothèque pour se préparer au choc. Synthèse alphabétique.

Armée : L’armée birmane est estimée à environ cinq cents mille hommes, pour une population de cinquante quatre millions d’habitants. Discrète en ville, on la voit surtout dans les provinces. Ainsi à la sortie sud de Moulmein (port sur la mer d’Adaman en face du delta, vers la frontière thaïlandaise) la route longe-t-elle durant des kilomètres un mur interminable percé à intervalles réguliers par des entrées rutilantes annonçant le régiment qui y stationne. À Kalow (ville dans les montagnes proches du lac Inle), on trouve un centre de formation pour les officiers.
Sauf dans ce dernier lieu, vus de l’extérieur, les baraquements semblent d’un délabrement qui ne leur permet pas de rivaliser avec la « guesthouse » la plus minable : peinture partie depuis des lustres, chemins d’accès en terre... Les deux seuls éléments qui paraissent propres sont les uniformes et les inscriptions à l’entrée des casernes. Les soldats ont-ils la vocation militaire ? Celui qui me regardait acheter à manger dans une échoppe de sa rue semblait faire plus preuve d’une curiosité lasse que d’une humeur belliqueuse.

Bouddhisme : le bouddhisme pratiqué en Birmanie est celui dit « du petit chariot », qui s’attache aux enseignements originels du Bouddha, à l’exclusion de ceux qui ont suivi au cours des siècles. Il s’y ajoute un culte aux nats, esprits, alors que le bouddhisme est en principe une sagesse athée, ou une « religion » au sens purement horizontal du terme : un ensemble de règles, pratiques et croyances (pas forcément en une transcendance) communes à un groupe humain. Cet élément païen est propre au bouddhisme birman (voir nats).
Lors du carême, les enseignements du Bouddha sont diffusés par haut-parleur, parfois durant des nuits entières, en pâli, la langue liturgique dans laquelle se serait exprimé le Bouddha. Le bouddhisme partage, avec d’autres religions, un nombre d’exigences et d’interdits supérieurs en ce qui concerne les femmes par rapport aux hommes. Les lieux de culte que sont les pagodes regroupent des stûpas, en forme de cloche – plus précisément, la base symbolise les plis de la robe du Bouddha, le milieu un des bols utilisé par les moines pour mendier mais renversé, et le sommet une ombrelle – ainsi que de multiples autels sur le pourtour. En principe, on fait le tour de la stûpa dans le sens des aiguilles d’une montre – c’est censé porter chance – et en effectuant divers gestes rituels, comme renverser de l’eau sur des statues (pour améliorer son karma) ou frapper une cloche avec un pieu en bois (toujours un nombre de coups multiple de trois). On y prie, certes, mais on y discute, on y mange et on y fait la sieste. La pagode est un réel lieu de vie et, à y voir ceux qui y stationnent, on se demande si elle ne sert pas aussi d’abri aux plus pauvres. Enfin, même si les jeunes sont maintenant moins enclins à devenir moines à cause de l’exigence du jeûne, le bouddhisme birman est manifestement vivant : une pagode en service est redorée tous les cinq ans et, loin des considérations de préservation du patrimoine ou de restauration, tout sinistre ou tremblement de terre se traduit par la construction d’édifices en tout ou partie neufs, actuellement en ciment. Sans compter les nouveaux...
Tout jeune Birman doit séjourner au monastère à l’âge de neuf ans durant son initiation qui dure quelques semaines. Adolescent, il est de tradition qu’il y retourne durant trois ans, ce qui a pour effet indirect de lui assurer une éducation minimale via l’étude des textes.
Mais on compte plus de cinq cents mille moines, tous mendiants donc à la charge de la population. Si on y ajoute les cinq cents mille militaires dont le budget absorbe près de la moitié du PNB du pays (et 4,75% du PIB), la question se pose de savoir s’il ne va pas vers une implosion, faute de bras suffisants pour nourrir la totalité de la population.

Corruption : selon l’association Transparency (http://www.transparence-france.org/), la Birmanie est perçue par les milieux d’affaires comme le second pays le plus corrompu au monde. Le fait se vérifie quotidiennement pour un touriste de base. C’est le chef de gare, auquel on doit payer le billet de train en dollars (et à un prix différent du prix local) qui refuse sans raison un billet d’un dollar et ne rend pas la monnaie sur mille kyats (un dollar équivaut à environ 850 kyats) tout en indiquant sur le ticket qu’on a bien payé la somme totale en dollars. Ou encore le chauffeur de tuk-tuk qui roule un billet bien serré et le jette sur la route devant une guérite militaire à chaque passage d’un pont. Ce sont encore les taxis qui sont commissionnés par les « guesthouses » de sorte que repartir à l’aéroport coûte le double que d’en arriver. Le premier discours d’Aung San Suu Kyi à l’étranger, au forum économique mondial de Bangkok, ne disait pas autre chose quand elle avertissait : « l’optimisme, c’est bien, mais ce devrait être un optimisme prudent. J’ai été témoin d’optimisme imprudent. Un peu de scepticisme salutaire est de rigueur ». À quoi sert-il en effet qu’il y ait des lois si elles peuvent être impunément bafouées ?

Démocratie : sur le papier, la Birmanie est un État fédéral démocratique à géométrie variable (dont les institutions ont été suspendues ou manipulées du fait de la junte de 1962 à 2011). La République de l’Union du Myanmar – nom officiel, Myanmar signifiant « pays merveilleux » - est une fédération qui regroupe sept provinces centrales couvrant le bassin de l’Irrawaddy (à l’exception de celle de la Région de Tanintharyi dite encore Tenasserim, qui se trouve à la pointe sud-ouest du pays) peuplées majoritairement ou significativement par l’ethnie burma et sept États qui jouxtent les pays frontaliers et sont peuplés de multiples minorités. Ces dernières sont plus de cent trente, le gouvernement reconnaissant les Shans, Môns, Karens, Karennis, Chins, Kachins (Jingpo) et Rakhines (Arakan) comme des « races nationales » ; c’est l’anglo-birman (voir « Quiproquo ») qui sert alors de langue véhiculaire entre des populations aux mœurs, cultures et langues différentes. Si lors du départ du colon anglais il a été question de permettre aux États (correspondant aux « races nationales ») de s’autodéterminer, cette promesse a vite été oubliée et aujourd’hui on assiste à une guerre entre le pouvoir central et des résistances périphériques plus ou moins organisées, plus ou moins fortes. De même, si des élections ont parfois lieu dans ce pays, on constate que leur résultat est plus ou moins biaisé par le gouvernement (plutôt plus que moins). Il n’est pas inutile de rappeler que lors des dernières élections, à chaque fois qu’Aung San Suu Kyi a voulu tenir meeting dans un stade, cela lui a été interdit et qu’elle s’est retrouvée à faire campagne dans des pagodes ou des rizières. Enfin, la constitution lui interdit de devenir présidente et ne permet à son parti que d’être minoritaire en sièges même s’il est majoritaire en voix.

Eau : ce bien de première nécessité existe en Birmanie, en grande quantité, mais en version birmane...
L’eau, c’est d’abord celle de l’Irrawaddy (voir ce mot), ce large fleuve qui traverse le pays du Nord au Sud. Selon la saison elle est plus ou moins boueuse et son niveau plus ou moins haut. Sans compter les autres cours d’eau. Les plus importants (Chindwin, Sittaung, Thanlwin) traversent le pays suivant le même axe, leurs affluent arrivant perpendiculairement depuis les montagnes.
C’est aussi celle du delta et de ses rizières (sixième producteur mondial en 2009), que l’on retrouve irriguées en terrasse dans les hauteurs.
C’est encore celle des pluies de mousson qui se déclinent selon différentes versions : une ondée en fin de journée, une pluie à seaux pendant une heure (le temps de saturer les égouts et d’inonder les rues), de simples averses ou de vraies hallebardes durant toute une journée, voire plusieurs jours et alors le ravitaillement des villes auxquelles on accède par des routes en terre peut être interrompu, sans compter les éboulements que les bus doivent contourner sur les routes de montagne.
C’est aussi celle du robinet, qui n’est pas potable. Il y a donc les bouteilles, mais il convient de vérifier la capsule du bouchon : le contenant est souvent rempli de nouveau, avec de l’eau qui n’est pas « purified ». On voit en ville des camions entiers transportant des bonbonnes d’eau, lesquelles sont ensuite mises à disposition du public avec un gobelet unique attaché au robinet : le système originel de nos fontaines Wallace parisiennes. Ce procédé est également en vigueur dans les pagodes. Il y a enfin l’eau des trottoirs et bords de route : une cruche recouverte d’une assiette creuse percée en son centre, dans laquelle un gobelet est renversé. Le passant prend ce dernier, soulève l’assiette, le plonge dans l’eau, boit son content puis verse le surplus dans le couvercle troué et replace le gobelet. Ainsi rien ne s’évapore (pas même les bacilles des consommateurs).

Famille : les Birmans sont à tout propos en famille. Les jeunes enfants se trouvent perpétuellement dans les bras d’un parent : père, mère, frère, sœur, oncle, tante, grand-parent, indifféremment. Les logements comportent peu de pièces, sans porte et dont les cloisons sont en bambou ou en feuillage. Le travail en famille est également répandu. Telle jeune masseuse (le massage traditionnel birman n’a rien à voir avec le thaïlandais : ici, il s’agit de pincer le client sur tout le corps puis de l’aplatir comme une crêpe, sans la moindre huile) a interrompu ses études et est en train de se faire enseigner le métier par sa tante. Pourquoi ce changement d’orientation ? Tout simplement parce que le grand-père est mort. Éventuellement, entre voisins on garde les enfants des uns et des autres. Devenus adultes, les jeunes continuent d’en référer à leurs parents avant de prendre une décision. Inversement, ces derniers s’opposent rarement longtemps à un mariage lorsque les tourtereaux ont trouvé un asile pour vivre ensemble durant quelques semaines.

Gouvernement : l’autarcie du pays lui a permis d’être peu affecté par la crise, observent certains commentateurs. De fait, que peut-on perdre quand on n’a déjà plus rien ? Le gouvernement est financièrement aux abois (bien que le pays soit le second producteur mondial d’opium et que 90% des rubis de la planète en proviennent), et pratique – à l’exemple de son voisin du nord-est – un double langage perpétuel afin de se mettre dans les bonnes grâces de l’Occident. La fréquentation du site infobirmanie.org permet d’entendre un autre son de cloche que celui offert par les organes officiels.
Il n’en reste pas moins vrai qu’on a eu là le premier exemple au monde d’une junte militaire qui s’est auto-dissoute à la suite d’une révolte d’origine religieuse, même si le gouvernement civil mis ensuite en place s’est retrouvé composé d’ex-militaires.

Hygiène : un des points noirs du pays. Comme dans tous les pays pauvres, la sélection se fait durant les premières années de la vie, et ceux qui survivent sont capables de résister à tout. À Rangoon inondée par les pluies tièdes de mousson se mélangeant aux égouts pour former un bouillon de culture dans lequel on marche en tong, par exemple, et on laisse imaginer les anticorps nécessaires s’il y a une plaie entre le pied et le bas du mollet. À la décharge qui se déverse en limite du champ qu’ils sont en train de cultiver, dans la banlieue de cette ancienne capitale. Aux toilettes publiques pestilentielles. Aux sangsues qui peuplent les rizières. Les douches dont l’eau n’est pas potable sont presque un luxe.

Irrawaddy : l’artère principale du pays. Ce fleuve, qui prend sa source en Chine et se jette dans le delta voisin de Rangoon, est le cœur du pays. Sa plaine constitue le centre de la Birmanie et elle est habitée principalement par l’ethnie burma, commune aux membres du gouvernement et à Aung San Suu Kyi. C’est aussi là que l’on trouve les sept provinces, tandis que les sept États sont dans les montagnes périphériques et occupées par des ethnies minoritaires (même si un État d’un nom peut être majoritairement peuplé par une ethnie du nom de l’État voisin).

Joie de vivre : malgré (ou à cause de ?) leur misère, les Birmans vivent au présent et dans une insouciance affichée. Le bouddhisme y est pour beaucoup, un des fondements de cette sagesse étant que tout change, que rien n’est définitif. Les voir vivre est une vérification permanente du dicton selon lequel moins on possède, plus on partage. Cette nonchalance a ses bons côtés, mais aussi d’autres plus déroutants, lorsque par exemple un chauffeur de taxi vous dit d’aller visiter un monastère sans donner de délai et disparaît. Au retour, une heure plus tard, on comprend qu’il en a profité pour prendre sa douche.

Kaléidoscope : tant par les vêtements hauts en couleur que par les contrastes entre les différentes catégories sociales, la Birmanie ressemble aux motifs d’un kaléidoscope ! Tout s’y rencontre, dans des surfaces parfois restreintes, la richesse et la pauvreté (la mendicité a fait son apparition depuis le développement du tourisme), les vrais moines et les faux (qui restent attablés dans les restaurants après midi, heure du début du jeûne jusqu’au lendemain à cinq heures), la jeunesse dorée et les enfants soldats, les urbains et les paysans, les personnes traditionnelles qui portent le longyi (voir ce mot) et mettent du thanaka, une pâte cosmétique beige, sur les joues ou les plus modernes en T-shirt et pantalon. De plus, on ne sait jamais quel est le niveau culturel de la personne à laquelle on s’adresse : un simple guide peut avoir fait des études universitaires. Les couleurs contrastées et vives des vêtements ne sont que l’illustration symbolique (et sans doute involontaire) des modes de vie tranchés qui sont ceux des Birmans, selon leur origine ou lieu de résidence.

Longyi : c’est le vêtement traditionnel birman. Il s’agit d’un carré de tissu cousu en cylindre que l’on se passe autour de la taille et que l’on noue devant pour les hommes, sur le côté pour les femmes. Manifestement le système n’est pas complètement au point, car on voit les porteurs de ces jupes longues – jusqu’à mi-mollet – et droites les réajuster souvent. À moins que les femmes qui prétendent que les hommes ne font pas que renouer leur vêtement dans ces moments aient raison. Leur avantage incontestable est de permettre de se soulager n’importe où, en se contentant de le relever et de s’accroupir, ce qui délivre de la corvée de trouver un arbre ou un bosquet.

Manger : si on demande le chemin des toilettes dans un restaurant, on traverse invariablement la cuisine et on y constate la présence d’immenses marmites chauffées au feu de bois. Idem dans un monastère. Et si la dimension des récipients est plus modeste sur le ferry gouvernemental ou sur les échoppes des trottoirs, le principe reste le même : un tronc de cône en ciment dont la partie la plus étroite forme la base, percé d’une ouverture au centre (pour disposer les braises) et sur le côté (pour assurer le tirage) recouvert de quelques ronds à béton destinés à soutenir casseroles ou bouilloire (pour l’anecdote, on note que les fers à repasser fonctionnent aussi au charbon de bois dans certains hôtels).
Cette dernière sert à chauffer l’eau qui donnera le « chinese tea », thé vert tellement répandu qu’il en est gratuit dans certains estaminets. Dans les casseroles, on trouve toujours du riz, qui accompagne tous les plats. Au premier rang desquels les « curry » : deux ou trois morceaux de poisson, porc, bœuf (rarement) ou poulet se battent en duel au milieu d’une sauce comprenant toutes les épices que l’on veut, sauf du curry indien. Selon les cas, le plat peut presque ressembler à un plat occidental (cuisine chan, par exemple) ou être tellement relevé qu’il en est difficilement mangeable (cuisine d’inspiration thaï).

Nat : c’est la composante animiste du bouddhisme birman, lequel est de la tendance « petit véhicule » ou encore théravāda, c’est à dire qu’y prime la libération individuelle sur le salut universel (courant du « grand véhicule » ou mahāyāna) et que, ce faisant, chacun est responsable de son propre karma et de l’évolution de ses différentes réincarnations.
Les nats sont des humains ayant désormais atteint un état supérieur, mais pas encore le nirvana, et qu’il convient de vénérer. Ils ont des désirs (ce qui est une entorse au principe bouddhiste qui prône la suppression de la souffrance par celle du désir, qui est par nature versatile) ou des besoins. Régulièrement des cérémonies sont organisées pour s’attirer leur protection. Ils « habitent » des lieux particuliers ; ainsi ne va-t-on pas couper un banian, résidence préférée des nats, sans leur donner auparavant la possibilité de déménager. Bien entendu, ces arbres sont autant de sanctuaires, y compris en pleine ville, auprès desquels les passants ont des gestes rituels. Dans les pagodes, on remarque les mâts des nats à leur forme particulière : alors que les stûpas sont en forme de cloche, ces mâts se distinguent par leur forme de totem et leur couleur. Les Birmans désignent parfois ces nats comme « les gardes du corps » du Bouddha, ce dernier devenant alors le plus puissant d’entre eux. Les nats ne constituent pas la seule dérive du bouddhisme en Birmanie : on n’y trouve pas une seule pagode sans son astrologue.

Ouverture : le pays s’ouvre, telle est l’incantation actuelle. Et les malheureux touristes qui la prennent au pied de la lettre repartent chez eux dès leur arrivée dans ce pays pour n’avoir pas compris que ni les cartes de crédit ni les chèques de voyage n’y ont cours. Les gouvernants ne font jamais, comme tous les puissants du monde et de toutes les époques, que composer pour que leur pouvoir s’amenuise le moins possible, et que la perte éventuelle d’un pouvoir politique soit (largement) compensée par le renforcement d’un pouvoir économique. Ce sont – ne pas confondre – les Birmans qui sont contents de voir des étrangers. Il y a cet homme rencontré dans une gare et se présentant comme un ancien officier supérieur qui, après m’avoir demandé mon métier (ce n’est pas le moment de se couper), remercie de venir visiter son pays. Ou ces fermiers qui font chambre d’hôtes pour les occidentaux amateurs de randonnée et dont on sent bien qu’ils voient leurs invités d’une nuit comme de vrais martiens. Les Aztèques voyaient-ils les conquistadores – qu’ils prenaient pour des dieux – d’un autre œil, on peut se le demander (et c’en est gênant) ? Pour ce qui concerne l’ouverture politique, il faut tout le temps vérifier les effets d’annonce, et l’on constate alors que l’inverse de ce qui est dit existe aussi : la censure est levée, mais en juillet dernier on mettait encore en prison des journalistes ; le gouvernement négocie avec les minorités, mais l’armée commet massacres sur massacres dans l’État Kachin, etc. Le sous-sol birman est riche et les Occidentaux ont intérêt à ne pas se faire damer le pion par la Chine, quitte à fermer les yeux sur certaines réalités et laisser désinformer leur opinion publique.

Parapluie : l’accessoire indispensable de tout Birman, que ce soit pour se protéger des ardeurs du soleil ou des hallebardes de la mousson. On le trouve partout, à la main des passants, suspendu au col de chemise de certains hommes ou en biais parallèlement à la roue arrière des vélos et motos. Heureusement, il n’est pas cher : entre deux euros pour le modèle pliant chinois et quatre pour le grand parapluie-canne japonais. Pour le touriste, il suffit d’observer les marchands peuplant les trottoirs pour savoir quand préparer le sien : ils sentent la pluie arriver dix minutes à l’avance et on les voit alors bâcher en vitesse leurs étals. Quant aux passants qui n’ont pas le leur, ils emplissent soudain les « tea-shops »...

Quiproquo : l’anglais est dit-on la langue universelle de la planète. Sauf qu’en Birmanie on ne parle ni l’anglais (un « native » ne peut rien comprendre du sabir qui lui est servi sous cette dénomination), ni le globish, ce dialecte de quelques centaines de mots anglais assemblés selon une grammaire primitive. On y parle l’anglo-birman, faute de pouvoir désigner autrement ce langage. Première règle : oublier le fameux « th », ici remplacé par un « t » sec (ou tout autre son). Seconde règle : se plier à la prononciation birmane. Cela va donner : (le touriste de bonne volonté) -« this is for your aunt », (le birman) : -« yes, zi is fo mi ot ». Et encore, on a ici la chance d’avoir été compris par l’autochtone... Le mieux reste encore d’aligner trois mots clé en même temps que l’on fait quelques gestes explicites, et alors la perplexité (discrète, on est en Asie) du local fait place à un large sourire. Il arrive parfois (d’autant plus souvent que l’on cherche à parler un anglais correct) que la question posée donne lieu à une réponse sans rapport et néanmoins discrètement souriante (on est en Asie). Par exemple, si ayant remarqué une pratique, on demande « Do you know why ? », la réponse peut être « Wine ? Drink ? Yes. ». Bref, amoureux du quiproquo, parlez l’anglais d’Oxford ou l’américain de Harvard et vous serez servis !

Religions : en dehors du bouddhisme, plusieurs religions cohabitent en Birmanie. On y trouve des musulmans – qui font savoir par haut parleur que Dieu est grand à 4 h 30 du matin, et on reste perplexe devant l’importance et l’urgence qu’il y a à proclamer un message aussi banal, aucune culture ne définissant son dieu comme petit... – et plusieurs confessions chrétiennes (catholiques, anglicans et surtout baptistes...), sans oublier quelques juifs qui entretiennent toujours une synagogue à Rangoon, même s’il n’y a plus de rabbin depuis longtemps.

Scolarité : obligatoire jusqu’à dix ans, elle reste d’un niveau faible. Classes surchargées, cahiers rares, apprentissage par cœur au lieu d’initier au raisonnement... Sans compter que le pays, très rural, a besoin de bras pour les cultures ou simplement pour coopérer à la survie de la famille par de petits travaux. De toute façon, après dix ans, l’élève n’a droit qu’à un redoublement, sinon il est éjecté du système. Il n’est pas rare de voir un chauffeur de taxi auquel on tend un papier sur lequel est écrite une adresse le montrer à ses collègues jusqu’à ce que l’un d’eux lui explique où il s’agit d’aller (et sans doute comment). On peut aussi être analphabète et contrôleur de bus. Heureusement, les moines assurent la formation intellectuelle de la population, quand ils n’ouvrent pas en plus des orphelinats pour recueillir les enfants des rues.

Transports : c’est sans doute le point le plus folklorique pour un étranger qui visite le pays sac au dos.
Les trains sont confortables mais d’une lenteur qui permettrait à un marathonien de les suivre, voire de les dépasser si toutefois les broussailles qui s’engouffrent par les fenêtres ouvertes de celui-ci étaient taillées. Avantage de l’inconvénient : ils font découvrir des paysages grandioses !
Les bus locaux mettent presque autant de temps que les trains à rallier leur destination. On y trouve souvent des femmes fluettes transportant vivement une quantité d’énormes ballots – souvent des fruits et légumes – jusqu’au prochain marché. Pour distraire tout ce monde, un écran de télévision est placé au-dessus du chauffeur, qui diffuse des imitations de « soap » américain ou de la musique de David Guetta. Sûr qu’avec un tel traitement, les cerveaux des passagers n’ont pas la capacité de réfléchir à leur condition... Les bus « express » sont un peu plus confortables, et climatisés. Les bus « express » de nuit entre Rangoon et Mandalay sont réellement rapides – c’est-à-dire qu’ils atteignent le cent kilomètres à l’heure sur la seule route où on puisse dépasser le soixante sans être un fou furieux – et sont autant que les précédents de véritables garde-manger ambulants, car la principale occupation des passagers est de se nourrir (avec les horaires de départ et les temps de trajet, on comprend...).
Les chauffeurs de taxi de ville font éventuellement entrer le client par la bonne portière et, si le coffre est bloqué, mettent les bagages à ses côtés.
Quant aux motos-taxis, qui utilisent des engins – plus ou moins bien entretenus... – de moins de cent centimètre cubes et d’un silence étonnant, ils envisagent sans la moindre hésitation de prendre une valise entre les jambes et deux passagers avec leurs sacs à dos derrière eux.
Tout ceci n’enlève rien au fait que les Birmans, s’ils sont de grands utilisateurs du klaxon, sont aussi de véritables as du volant. Dans un pays où on conduit à droite avec des volants majoritairement du même côté et où les nids de poule sont de la dimension de nids de cigogne de sorte que la vitesse moyenne est de trente kilomètre à l’heure (en se donnant l’impression d’aller vite grâce à l’aération), ils savent doubler à droite comme à gauche sans jamais accrocher personne ni s’énerver ! Les bus réussissent même à éviter – sans ralentir ni dévier – les chiens, buffles ou chevaux qui occupent la chaussée et ne se poussent, après un concert de klaxon, qu’avec la lenteur qui sied à leur dignité.
Dans le sud du pays, on trouve quelques « tuk-tuk », ces Vespas tricycles dans lesquels on met les passagers sur la plate-forme arrière, sorte de « pick up » du pauvre. Enfin, spécialité birmane, on trouve le vélo taxi ou trishaw qui adopte le principe du side-car. Le cycliste pédale sur une bicyclette aussi antédiluvienne que lourde sur le côté de laquelle sont soudés deux sièges dos à dos. Une barre de fer protège la jambe du pilote du côté des passagers, une roue libre empêche le tout de verser et on se demande comment avec un entraînement pareil les conducteurs de ces engins ne gagnent pas les jeux olympiques !
On ne mentionne ici que pour mémoire les fauteuils roulants, les calèches (pour touristes au fondement capable de jouer le rôle d’amortisseur) ou les chars à buffles (qui prennent la largeur de toute une voie). Sans compter la foule des locaux qui n’ont pour tout moyen de transport que leurs tongs ou leurs pieds nus et transportent ainsi des charges énormes, la marchandise étant retenue par une courroie passant sur le front de l’homme ou directement posée sur la tête de la femme.

Urbanisme : inexistant ! Non seulement les bidonvilles voisinent avec les champs, la pagode Swedagon – en plein centre de Rangoon – ou les constructions récentes, mais ces dernières comme de plus anciennes peuvent être à l’abandon et inhabitées (car on ne compte pas celles qui n’ont pas été entretenues depuis des années mais sont occupées). Comme en plus il n’y a pas de cadastre, que dans ce pays chacun peut changer de patronyme à sa guise plusieurs fois dans sa vie s’il le désire et que certaines villes ou rivières ont plusieurs dénominations (Pégu = Bago, Moulmein = Mawlamyine, Thanlwin = Salween, etc), il est difficile de savoir qui possède quoi et où se situe le bien au moment d’une transaction...

Verdure : la Birmanie est un pays vert sans l’inconvénient de l’Angleterre : il n’y pleut que durant quatre mois, lors de la mousson. Mais l’Irrawaddy, le lac Inle, de multiples cour d’eau – depuis les fleuves jusqu’aux torrents de montagne – ainsi qu’une irrigation en terrasse parfaitement au point permettent plusieurs récoltes par an (jusqu’à trois selon la culture). Par ailleurs, il n’y a pas de réelle limite entre la campagne et la ville. On peut trouver des champs voisinant avec un centre commercial ou une casse de voitures. Ou des arbres fruitiers en ville, où certaines demeures abandonnées sont rongées par la végétation. On comprend alors d’autant moins le prix élevé du fruit du dragon.

Watt : l’électricité, c’est rarement celle de l’État : 90% de la population n’y a pas accès et le reste doit subir des coupures pouvant parfois durer jusqu’à six heures. Le bruit des générateurs, que l’on trouve jusque sur les trottoirs, fait partie de la vie birmane urbaine. À la campagne, la rançon de la tranquillité consiste à se déplacer la main encombrée d’une lampe torche si on est pris, à partir du coucher du soleil (18 h 30), d’une envie pressante de se rendre à la cabane à côté de la porcherie, dont le chemin est détrempé et glissant. Soit dit en passant, la pile électrique est également de rigueur en ville, non seulement pour se déplacer de nuit dans la rue mais aussi en attendant que le générateur se remette en route, ou en cas de panne de ce dernier.

Xylophone : il est un endroit où il faut goûter les sonorités de toutes les percussions, y compris du xylophone. C’est la pagode de Pégu. Il faut imaginer une salle dans laquelle une troupe de musiciens se déchaîne devant un mur couvert d’offrandes et de fruits. Entre les deux, une femme assise sur le sol, son enfant à côté d’elle, lit son journal. De temps en temps arrive de derrière un rideau un travesti, qui est ici chargé des danses sacrées. Les repères ne sont pas les mêmes qu’en Occident.

Y : y aller ? Oui, et vite ! Même si toute la société est gangrenée par la corruption, la propriété privée existe dans ce pays, donc la possibilité d’enrichir les petites structures plutôt que les grandes compagnies possédées par les proches du gouvernement. Par ailleurs, les paysages et monuments sont d’une beauté à couper le souffle, mais un pays, c’est d’abord un peuple. Celui-là va-t-il continuer à transformer son pays en musée ? Bagan l’est déjà en matière architecturale tandis que le lac Inle est une réserve ethnographique à ciel ouvert. Choisira-t-il de devenir une destination sexuellement touristique – les Chinois et Coréens y viennent déjà dans cette perspective, alors que le sida fait des ravages chez les prostituées locales – ou bien saura-t-il résister aux sirènes consuméristes et aux promoteurs des bords de mer ? La question reste ouverte et il existe encore des lieux authentiques, comme à Kalow ou Setse, où il est possible de faire de vraies rencontres, même si l’anglo-birman pose des problèmes évidents d’interprétation.

Zèle : de quatre heures du matin à dix heures du soir les Birmans travaillent, et ce dès qu’ils sont en âge d’effectuer la moindre tâche. On voit des enfants de huit ans récupérer les bouteilles en plastique sur le « slow boat » du gouvernement entre Mandalay et Bagan, et se précipiter dehors au premier coup de sirène pour ne pas partir avec le bateau. Ou des gamines à peine formées porter des piles de briques sur leur tête au sanctuaire du Rocher d’or. On ne sait jamais si les terrassiers en train de refaire une route sont des ouvriers rémunérés ou bien des civils pris dans une rafle et mis au travail forcé par le gouvernement, pour une durée complètement inconnue. Enfin, le refrain servi aux étrangers dans les restaurants, les transports et les moindres boutiques est « no problem, no problem », et de fait, ils sont capables de répondre à la moindre demande. Sans pour autant voir dans l’autre un portefeuille, mais bien une personne. Pour combien de temps encore ?

Été 2012,

Pierre FRANÇOIS


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette